Le secteur public de la culture française est depuis quelques années (affaire Kanata, 2019) agité par des convulsions dont la violence souvent haineuse ne cesse de croître. Leur sordide bénéfice est de laisser entrevoir de manière de plus en plus nette la reformulation des mécanismes de la censure.

L’Arlésienne de Bizet, d’après la nouvelle d’Alphonse Daudet, constitue un précédent dans l’histoire des cabales pour « appropriation culturelle ». On reprocha au compositeur d’avoir « volé » des airs provençaux à des fins parisianistes.
Saisir avec clarté ces nouvelles mécaniques exige de commencer par restituer le cadre institutionnel dans lequel les pressions et les démissions se développent et s’accélèrent, en relevant un paradoxe:
- d’un côté, un secteur public culturel, expression de l’exception culturelle française, assez hégémonique par rapport au privé, et un contexte général marqué par l’interventionnisme de l’Etat et surtout – nouveaux acteurs majeurs de la commande et de la définition des politiques culturelles – des collectivités. Cet ancrage inédit voudrait donc que la liberté artistique n’ait jamais été aussi bien défendue, puisque l’exception culturelle se prévaut en effet de garantir une offre qualitative en résistant aux pressions du secteur privé : pressions mercantiles, mais aussi – on l’oublie trop souvent – pressions idéologiques.
- de l’autre côté, le retrait et la déresponsabilisation progressive de cet état culturel à mesure qu’il bourgeonne : en effet, jamais les politiques culturelles n’ont été aussi « invisibles » et inaudibles, tant s’y est substitué un management déshumanisé, comptable, faisant prévaloir des critères sans âme de visibilité ou de visibilisation qui non seulement concurrencent les arbitrages réellement artistiques, mais ont fini par s’y substituer, dans bien des cas. Ce retrait entremêle différentes causalités: l’entropie bureaucratique, la dilution des responsabilités publiques, la cooptation (ou pour le dire plus efficacement, le copinage), l’efficacité des intimidations à l’accusation de censure déshabillant les responsables de leur liberté décisionnaire et de leur responsabilité. Ces rouages transforment insidieusement les acteurs culturels publics en censeurs a priori. Le responsable culturel préfère désormais censurer a priori (par le truchement de cahiers des charges et d’objectifs de plus en plus huxléiens) plutôt que de se voir a postériori attaqué et accusé de censurer les « identités » radicales et militantes. Une telle autocensure des responsables publics, guidée par un désir de paraître (« signalement vertueux ») incompatible avec toute mission d’intérêt général, se retourne alors en censure contre les artistes.
Une fois que le cadre est posé, on peut donc distinguer deux types de censure:
- une censure offensive, qui s’exerce à travers des groupes de pressions extrêmement organisés, notamment sur les réseaux sociaux, et désormais en partie infiltrés dans l’establishment. Cette méthode est « traditionnelle », elle remonte au temps des cabales et de la claque; l’activisme identitaire en bande organisée s’est simplement substitué aux anciens « groupes d’intérêt ». Elle recourt à la violence, à l’anathème et au rapport de force; elle vise la destruction des artistes ciblés et l’élimination pure et simple de la concurrence, par la violence. Cet illibéralisme se développe dans un contexte économiquement libéral (prédominance du secteur privé), par définition dépourvu de protection. Dans cette configuration, l’Etat exerce une censure en se comportant certes de manière verticale, mais il agit comme n’importe quel acteur privé: pour défendre son intérêt, son électorat, son idéologie, en lieu et place de l’intérêt général. Ou en cédant au plus fort.
- une censure « défensive » qui résulte de la peur d’être qualifié de censeur, et dans un premier temps de l’intériorisation, dans un second de la normativisation, du discours des vrais censeurs « offensifs ». Les déprogrammations se multiplient et sont désormais le fait des responsables publics eux-mêmes. Mais dans la plupart des cas, cette autocensure ne se manifeste pas à cette étape – dont l’avantage consiste à la rendre visible pour l’opinion – mais survient en amont, rendant dès lors impossible le développement de propositions artistiques originales et libres, extérieures à toute logique de validation. Les artistes ne répondant à aucun de ces critères marketing et identitaires, critères absolument étrangers au langage de leur art, sont tous simplement raturés avant même de pouvoir demander une quelconque « visibilisation ». Ce second illibéralisme se développe dans un contexte quant à lui interventionniste.
La double censure bénéficie donc des méthodes historiques de la censure qui opère dans un paysage essentiellement privé. Mais elle se voit aussi amplifiée par l’inertie bureaucratique culturelle – dans un contexte quant à lui interventionniste, mais dans lequel l’Etat se comporte comme un acteur privé, soucieux d’abord de son intérêt. Une telle mise au carré trouve enfin dans la viralité des réseaux sociaux un autre outil de démultiplication. La double censure exerce un effet de tenaille de plus en plus étouffant et destructeur sur la jeune création; elle ne privilégie que l’arrivisme, le clientélisme et l’absence intégrale d’imagination.
IB