J’ai revu récemment plusieurs films de l’un de mes réalisateurs préférés, Alejandro Amenábar – et parmi eux « Abre los ojos » (« Ouvre les yeux », 1997) qui est son second long métrage. A vrai dire, ce re-visionnage m’a un peu frustrée des émotions chaotiques et hormonales que j’avais ressenties en le découvrant à sa sortie. J’avais une vingtaine d’années et j’avais alors été submergée par l’enchâssement baroque du récit, son érotisme, sa dimension métaphysique.

J’ai renoué récemment avec Amenábar en regardant un film plus récent de 2019, « Mientre dure la guerra » (« Tant que durera la guerre »), faussement traduit en français par « Lettre à Franco ». Il s’agit d’un film magistral sur la montée du franquisme, vu et analysé à travers la figure complexe et tragique du grand écrivain Miguel de Unamuno.
Dans les interviews données à la presse, Amenábar, dont l’esprit de précision pèse chaque mot (sans doute est-il un bourreau de travail doublé d’un génie), indique que l’intention de ce film est née de ce qu’il voyait monter les extrémismes en Europe, d’une part. Il explique d’autre part que son désir était de sonder le passé de son propre pays: un passé proche, mais, dit-il, inconnu de sa génération (qui est à peu près la mienne), et de lui-même.
En gros, il dit (ce que je ressens aussi) que cette génération a grandi hors sol, dans un monde en cours de mondialisation et en train de se couper de son histoire: dans une sorte d’amnésie organisée par la mondialisation et la société de consommation. Et il raconte conséquemment avoir eu le désir de faire ce film pour « se réveiller » : un film qui travaille la figure complexe d’Unamuno et qui évite, précisément, tout effet de posture, tout simplisme du « réveil ». Le film s’ancre dans travail historique minutieux, qui – sans désir de reconstitution et en assumant la fiction – se double d’un artisanat d’art passant par la direction d’acteur, une réflexion sur le maquillage, la distribution, avec une précision et une subtilité qui libèrent la pensée d’ensemble, et les interprètes.
J’ai revu peu après « Abre los ojos ». Le film m’est apparu plus maladroit dans sa facture, malgré son intrigue passionnante et haletante. Sur le chemin artistique très exigeant d’Amenábar, j’ai alors compris qu’il était une étape propédeutique à « Tant que durera la guerre »: « Abre los ojos » raconte le sentiment de perte du réel de la génération d’Amenábar, qui se noue autour de son personnage principal : une sorte de Don Juan contemporain, perdu dans le stade esthétique. Ce personnage voudrait se réveiller (pour trouver l’amour, l’amitié, du sens à sa vie) et va même jusqu’à payer une entreprise pour se « réveiller ».
Evidemment, il n’y parvient nullement. Le personnage se perd de rêve en rêve, de cercles de fictions en cercles de fictions, pensant à chaque fois reprendre le contrôle, alors que chaque reprise de contrôle s’avère être une étape supplémentaire de sa déréalisation, de sa désubjectivisation.
Le sentiment de perte du réel est bien entendu l’enjeu central – jamais questionné – de ce que Philippe Forest appelle la « querelle du woke », ou querelle du réveil.
Qui est le plus éveillé dans un monde qui sort de ses gonds, pour paraphraser Shakespeare, et où le désir de reprise de contrôle s’expose au risque d’engendrer une strate supplémentaire de fantasme ? Qu’est-ce que cette polémique irréelle où les gens sont prêts à se conspuer et à se nier réciproquement non pas au nom d’idées, mais parce qu’ils s’estiment plus « éveillés » (ou réveillés) que leurs contradicteurs – qui ne serait plus un contradicteur, mais un « dormeur »… face à un « éveillé »?
L’enjeu de la conscience, de la désaliénation vaut sans doute mieux que ce jeu à somme nulle, qui ressemble à un mauvais rêve.
Un grand réalisateur comme Alejandro Amenábar a dessiné une piste de dépassement que tout le monde peut comprendre : elle passe par l’investigation honnête et sensible (artistique) de notre passé. Et non par son effacement. Comme cela, le défi semble simple. Parce qu’il nous semble relever du bon sens. Alors qu’il faut au contraire un immense courage, et beaucoup de force intérieure à un artiste, pour faire ce qui relève de l’humanité. Ce que nous percevons,, en tant que lecteur, spectateur, comme l’évidence de l’humanité, c’est ce qui réclame le plus de travail et de force de l’art. C’est rendre évident ce qui ne l’est pas.
IB