Vous n’avez pas le droit

Nous reprenons, avec son autorisation, cet article de Béatrice Picon Vallin (directrice de recherche émérite au CNRS) paru dans CONCEPT 1(22)/2021.

Abstract: The article analyzes different types of reports on censorship and the phenomenon of “cancel culture”, from the perspective of multiple reflections on the limits of freedom of expression and the forms of cancellation of some spaces of expression. Thus, various ways of sanctioning literary works, authors and artistic approaches are explored, in universities, high schools, art spaces. From the phenomenon of Soviet theatrical censorship in the 1960s, to performances such as the one created by the Moscow teatr.doc – Neighbors – about the demonstrations against Lukashenko’s election, the forms of oppression have permanently changed their modes of intervention. The questions raised by the article are provocative and, at the same time, open up various reflective areas: to what extent does the cultural approach of certain themes and representations give rise to controversy? What does it actually mean to play the “other”: to confiscate his story and representation or to carry it on?

Keywords: censorship, cancel culture, cultural appropriation.
How to cite: Béatrice Picon-Vallin (2021) `”Vous N’avez Pas Le Droit…”`, Concept 1(22)/2021, pp. 74-83.

C’est l’histoire, aujourd’hui, de la liberté d’expression. Il y a eu l’affaire tragique et terrifiante des caricatures de Mahomet reprises par Charlie-Hebdo d’un journal danois. Des fondamentalistes musulmans ont voulu, en un sinistre 7 janvier 2015 supprimer ceux qu’ils considéraient comme des blasphémateurs en leur ôtant la vie de la manière la plus horrible, parce qu’ils ne pouvaient les censurer . « Ils » n’avaient pas le droit d’offenser leur religion et le prophète.  Il y a eu le 16 octobre 2020 l’effroyable assassinat de Samuel Patty, un professeur qui enseignait la liberté d’expression et la laïcité, et qui, pour cela, après faux témoignages et délations, a été sauvagement égorgé. Empêchée d’interdire que soient entendus ou vus publiquement la parole qui déplaît, le mot qui froisse, l’œuvre qui ne correspond pas à une idéologie ou une religion, cette nouvelle censure terroriste peut tuer, faire disparaître l’auteur du mot, du dessin, du cours. Faire taire définitivement. Faire peur aux autres

Une autre censure rampante, venue des Etats-Unis s’est infiltrée, depuis plus d’une dizaine d’années, en France — et plus largement en Europe. Une étrange atmosphère s’est insidieusement installée dans les milieux universitaires et artistiques. Bien que le contexte historique soit très différent, des professeurs, des artistes s’y voient désignés sous des identités qu’ils ne revendiquent pas, par des personnes— étudiants, collègues, spectateurs — qui, eux, revendiquent la leur et construisent autour de leurs revendications un climat délétère qui refuse le débat et mène à la condamnation, à la menace, voire aux menaces de mort. C’est ainsi que s’est instaurée une censure qui ne dit pas son nom, qui n’est pas une censure d’Etat ou d’église, mais une censure venue de petits groupes de la société civile et que relaient comme une chambre d’échos monstrueuse les réseaux sociaux. Les professeurs, dans les collèges, les lycées, les universités, les écrivains, les traducteurs, les metteurs en scène, les acteurs, sont ainsi exposés à des intimidations, par une surveillance de tous les instants sur ce qu’ils disent, sur ce qu’ils font, sur ce qu’ils choisissent. On appelle cela harcèlement (parfois même à domicile…), on parle de « cancel culture », ou culture de l’effacement, de la suppression, de l’annulation. Canceller est d’ailleurs un verbe français qui signifie selon le Larousse : « Annuler. Rendre, déclarer quelque chose nul, supprimer, résilier ». Ces comportements de boycott, accompagnés ou précédés de délation, copiés des campus d’Amérique du Nord, perturbent gravement les relations pédagogiques, visent à défigurer par exemple la littérature qu’ils privent en la cancellant d’oeuvres importantes, ils aboutissent à l’autocensure de professeurs qui préfèrent éviter certains sujets pour ne plus s’attirer les foudres de groupes étudiants transformés en ce qu’on appelait autrefois  « œil de Moscou ». L’université est en passe dans certains cas de perdre son statut de lieu de débat et d’élaboration de l’esprit critique, nécessaire à la formation de citoyens responsables dans une société démocratique.

Caroline Fourest résume la situation et décrit ainsi le paysage actuel dans son dernier livre Génération offensée. De la police de la culture à la police de la pensée :
«  C’est l’histoire de petits lynchages ordinaires, qui finissent par envahir notre intimité, assigner nos identités, et censurer nos échanges démocratiques.  Une peste de la sensibilité. Chaque jour, un groupe, une minorité, un individu érigé en représentant d’une cause, exige, menace, et fait plier. Au Canada, des étudiants exigent la suppression d’un cours de yoga pour ne pas risquer de « s’approprier  » la culture indienne. Aux États-Unis, la chasse aux sorcières traque les menus asiatiques dans les cantines et l’enseignement des grandes œuvres classiques, jugées choquantes et normatives, de Flaubert à Dostoïevski. Des étudiants s’offusquent à la moindre contradiction, qu’ils considèrent comme des «  micros-agressions », au point d’exiger des «  safe spaces  », où l’on apprend en réalité à fuir l’altérité et le débat.

Selon l’origine géographique ou sociale, selon le genre et la couleur de peau, selon son histoire personnelle, la parole est confisquée. Une intimidation qui va jusqu’à la suppression d’aides à la création et au renvoi de professeurs. La France croyait résister à cette injonction, mais là aussi, des groupes tentent d’interdire des expositions ou des pièces de théâtre… souvent antiracistes ! La police de la culture tourne à la police de la pensée.  Le procès en «  offense  » s’est ainsi répandu de façon fulgurante. «  L’appropriation culturelle  » est le nouveau blasphème qui ne connaît qu’une religion  : celle des «  origines  »[1]. Et pourtant le délit de blasphème n’existe plus dans le code pénal français et cela, de longue date.

Le sujet est donc très vaste, actuel et inquiétant. On se focalisera ici sur trois points : d’abord sur la différence entre cette censure horizontale, venant du soi-disant dominé, qui se présente comme victime au prétendu dominant, et la censure venue d’en haut, d’instances étatiques, d’institutions spécialisées ( comme dans des régimes de type soviétique) aux compétences établies et aux structures souvent complexes. Ensuite sur de nouvelles formes de censure théâtrale ; enfin un des aspects particulièrement pervers de la censure contemporaine menée au nom de l’ «appropriation culturelle ».

Une censure horizontale

Les dictionnaires définissent ainsi la censure : « Examen préalable fait par l’autorité compétente sur les publications, émissions et spectacles destinés au public et qui aboutit à autoriser ou interdire leur diffusion totale ou partielle ».  Ils indiquent aussi : « Blâme qu’un milieu social exerce sur ses membres quand ils ne se conforment pas aux règles morales ou aux valeurs admises dans le groupe, cette forme de censure pouvant aller jusqu’à l’exclusion des déviants. »[2]  Mais la nouvelle censure véhiculée par l’idéologie woke, qui désigne un état d’éveil de la conscience caractérisé par une hypersensibilité à toute discrimination,  subie ou imposée,est exercée par une personne ou un groupe identitaire sur un groupe ou une personne qui semble mépriser ou menacer cette identité. Cette censure-là est une censure plutôt de gauche voire d’extrême gauche, au lieu que la censure verticale est une censure conservatrice, voire réactionnaire, ou totalitaire. Elle agit au nom d’un soi-disant progrès. Plus de discussion – interdite —, mais des procès non instruits dont le verdict est immédiat et sans appel.

Cette censure-là concerne tout : des mots relevant de  la race, du genre, de la religion, et aboutit — pour ne pas créer de remous — à l’autocensure  :  ainsi un éditeur néerlandais a supprimé le mot « Mahomet » de la Divine comédie de Dante pour que le livre ne soit pas « inutilement blessant »[3] ;  elle touche des livres jugés néfastes,  pour les enfants par exemple ( six ouvrages du Dr Seuss, écrivain spécialisé dans la littérature pour la jeunesse  ont été supprimés de la vente aux Etats-Unis pour diffusion du racisme), des titres (Dix petits nègres d’Agatha Christie, devenus Ils étaient dix ), des images (le baiser du prince charmant  est donné à Blanche neige sans son consentement), une œuvre entière : ainsi une professeure de lycée témoignait d’être empêchée de tout cours sur Victor Hugo par un élève qui, ayant appris (où ?) que Hugo aurait écrit trois lignes pouvant être interprétées comme racistes considérait l’écrivain comme raciste et interrompait  à chaque fois sa professeure par un tonitruant « Vous n’avez pas le droit de nous parler de cet homme ! » Elle touche des conférences dont le sujet indigne : ainsi des associations étudiantes ont réussi à «annuler » Sylviane Agasinski, en raison de ses réserves contre la PMA[4] , en obtenant la suppression  de sa conférence «L’être humain à l’époque de sa reproductibilité technique» en octobre 2019 à l’université de Bordeaux. Elle concerne des cours de professeurs dont certains étudiants demandent la disparition … Des films se volatilisent sur des plates-formes de streaming, comme Autant en emporte le vent. Ce ne sont là que quelques exemples de faits qui se renouvellent sur un rythme rapide répertoriés par des associations de veille universitaire tant en France qu’en Allemagne. 

Ces initiatives sans fondement légal semblent miner, saper, la culture occidentale passée, considérée comme blanche, patriarcale, raciste, homophobe, et entrave également le développement fécond d’une culture présente, la ramenant sans cesse à ce passé et à des caractéristiques qualifiées de systémiques. On vit dans la confusion d’émotions identitaires  multiples qui fragmentent de plus en plus douloureusement la société, qui suscitent une culture de l’excuse et mènent, encore une fois, à l’autocensure. Une note, un avertissement, une contextualisation, ou une discussion, un débat enfin pourraient remplacer ces pratiques radicales et menaçantes, intolérantes, voire fanatiques, et au lieu de supprimer, il serait plus adéquat d’ajouter de nouvelles œuvres, qui argumenteraient pour enrichir bibliothèques et médiathèques du monde comme le suggère l’historien de la littérature William Marx.

Censure théâtrale « masquée »

Si l’on parle de théâtre, on peut prendre le cas russe :  dans les années 60 la censure soviétique était organisée, avait plusieurs niveaux d’interlocuteurs, et pour sortir un spectacle, il fallait deux visas, l’un pour le texte l’autre pour la mise en scène et le jeu des acteurs. L’exemple de Iouri Lioubimov et de ses combats permanents contre la censure, ses exigences de suppressions ou de retouches dans un spectacle, ses stratégies de défense et aussi ses échecs, est particulièrement pertinent. L’interdiction absolue du Vivant de B. Mozaev en 1968 avait été suivie par une réponse de la Taganka : la mise en scène du Tartuffe de Molière, qui mettait sur le plateau non seulement la pièce mais aussi la querelle du Tartuffe, la censure religieuse, et le rôle du roi à qui Molière-Lioubimov adressait ses fameux Placets. Car la censure soviétique aurait du mal à interdire un classique français… Mises en perspective, ces censures semblaient dialoguer joyeusement. Mais, déléguée par le pouvoir, la presse se déchaînait contre le spectacle pour éviter que de telles audaces ne se reproduisent… Le système soviétique de censure a été aboli , et aujourd’hui que le pouvoir durcit sa politique autoritaire, on ne parle pourtant pas de censure théâtrale, mais d’ « affaires théâtrales » qui n’obéissent pas à des procédures nettes :en 2015, en s’appuyant sur une loi de 2013 qui réprime « l’insulte aux sentiments des croyants », des « activistes orthodoxes »  aux parcours très variés, interviennent avec obstination pour faire interdire Tannhäuser de Wagner [5], à partir d’une affiche qui heurte leur sensibilité, car dans leur majorité ils n’ont pas vu le spectacle à l’opéra de Novossibirsk; des directeurs de théâtre sont déplacés ou limogés; des spectacles disparaissent de l’affiche pour de raisons de mévente de billets mais en réalité sans doute à cause d’un coup de fil venu d’en haut… On a l’impression d’une censure qui tâtonne, se cherche, tente, improvise, règle des comptes personnels, donne des raisons fantaisistes, mais efficaces.

Ainsi, très récemment, à Moscou, le teatr.doc joue Voisins, spectacle qui parle des événements d’août 2020 (manifestation de masse contre l’élection de Loukachenko, violentes répressions policières ) en Biélorussie. Le metteur en scène S. Gindilis a travaillé avec des acteurs biélorusses vivant à Moscou en utilisant la technique du « Verbatim dans les écouteurs ». Les acteurs entendent le discours des témoins qu’ils traduisent en simultané. Des projections d’images sur écran complètent les témoignages. A la porte du teatr.doc, des miliciens – mais le teatr.doc en a l’habitude. Vingt minutes après le début du spectacle, la porte s ‘ouvre, les lumières s’allument, un homme entre et déclare que la salle est minée et qu’il faut sortir. Le public a ri puis est sorti. Le spectacle s’est poursuivi dans la rue, sur les escaliers du théâtre. Cinq minutes plus tard, le même homme a tout interrompu en leur demandant de partir, car au cas où l’explosion avait lieu, des éclats pourraient atteindre acteurs et spectateurs. Sécurité avant tout. Deux cents mètres plus loin, les acteurs ont poursuivi sur le trottoir, entre des bâtiments en travaux tout à fait vides. Dix minutes plus tard, un autre individu est arrivé, avec une nouvelle information : l’une des entreprises qui occupaient ce bâtiment se serait plainte de leur « manifestation de masse non autorisée ». Il faut donc se disperser. Les acteurs sont descendus plus bas vers la rivière, il y avait là un chantier et un grillage, les acteurs d’un côté, les spectateurs de l’autre. Le spectacle a continué, mais cette fois, sont arrivées deux voitures de police, avec des hommes en uniforme. « Vous gênez le passage, dispersez-vous ». Il ne restait plus qu’une demi-heure de spectacle, ce serait pour une autre fois, a-t-on dit au public… [6]

Un dernier exemple qui ne concerne pas le théâtre mais le cinéma, et qui indique l’intervention d’une figure identitaire ou l’utilisation qui en est faite: en avril l’Artdocfest, grand festival de cinéma documentaire international qui a lieu à Moscou et à Pétersbourg simultanément, a vu la partie pétersbourgeoise de sa programmation  annulée. A la fin de la première projection, la police a mis des scellés sur les deux salles réservées à la manifestation pour non-respect (imprécisé) des règles sanitaires concernant la pandémie (toutes rigoureusement observées) et pour répondre à l’intervention d’une personne homophobe[7] qui protestait contre la présence d’un film LGBT et la propagande gay que le festival ferait auprès de mineurs. La direction a alors décidé d’annuler elle-même la manifestation pour éviter les provocations et la fermeture possible de l’ensemble du centre culturel  Dom Kino. A Moscou tout s’est passé mais normalement, les menaces ont donc pesé sur la partie la plus « provinciale, la moins médiatisée de l’Artdocfest. Alors est-ce là l’écho des réactions répressives de 2014 quand étaient programmés des films sur la question ukrainienne ? ou une « vendetta » interne au monde du cinéma, une vengeance personnelle à l’égard du directeur de ce festival lui-même cinéaste [8] ? En tout cas, ces actes jettent l’alarme, enfantent une insécurité intellectuelle.

La censure de l’«appropriation culturelle »

En août 2018, une violente polémique a éclaté autour de Kanata [9], spectacle du canadien Robert Lepage réalisé avec le Théâtre du Soleil, autour du concept d’«appropriation culturelle » , du « nothing about us without us », devenu un véritable outil de censure aux États-Unis. Invité par Ariane Mnouchkine, Robert Lepage a choisi de travailler avec la  troupe internationale du Soleil, en France, sur l’histoire du Canada qui a commencé avec le traitement génocidaire de ceux que l’on appelle les «  Premières Nations ». Après un an et demi de travail et avant d’avoir abouti, donc sans que le spectacle ait été vu par quiconque, la légitimité de la création a été contestée au Canada par un collectif d’artistes autochtones, relayés, parfois malgré eux, par de violentes invectives sur des réseaux sociaux déchaînés. Il fallait des Autochtones pour interpréter des Autochtones. Apeurés, certains coproducteurs du projet théâtral ont interrompu leur financement, ce qui condamnait radicalement le spectacle. Cependant, porté par le courage d’Ariane Mnouchkine et le soutien du Festival d’Automne à Paris, il a eu lieu, mais a été totalement privé de ses dimensions épiques : on n’en voit  plus qu’une partie, la dernière, dans laquelle ont été insérées quelques scènes des deux premières.

Kanata. Épisode I : la controverse, constitue un manifeste pour résister à la puissance destructrice de la nouvelle entreprise qui prétend « décoloniser les arts[10] » et interdire, dans le cas présent, à des artistes blancs de porter la parole d’ Amérindiens. Pourtant, c’est précisément ce que demande Ceejay, Shining Eagle Woman, une Autochtone du clan du Castor, de la Nation des Porteurs (Carrier Nation) à la troupe qui l’a rencontrée, lors du voyage de travail organisé au Canada pendant la préparation du spectacle, à la recherche d’une véritable « immersion dans l’hieret l’aujourd’hui de ces populations » comme le dit Robert Lepage: « Je suis ici pour que vous entendiez ma voix. Je suis une survivante ». Et elle ajoute devant les comédiens bouleversés : « Portez ma voix pour moi, de toutes les nations dont vous venez, pour que le monde sache combien les femmes sont importantes.»[11] Cette censure qui ne dit pas son nom est révélatrice d’ « une politique de la terre brûlée où plus rien ne repoussera»[12], si on continue de la pratiquer. 

Ce qu’on a vu à la Cartoucherie dans le spectacle de Robert Lepage sur la situation des Premières Nations (qui comprend par ailleurs de nombreuses populations amérindiennes aux traditions différentes) avertit les spectateurs de l’histoire terrible que beaucoup ne soup- çonnent pas, et sur laquelle ils peuvent se documenter plus avant, dès la sortie de la représentation, à la librairie du Théâtre du Soleil. Car grâce au spectacle, non seulement la question est devenue visible, mais elle touche aussi profondément  le spectateur: citons en particulier une scène où Louise, personnage de fiction joué par la comédienne Nirupama Nityanandan — d’origine indienne —, filmée sur le plateau, et projetée, immense, en plan américain, sur tout le fond de scène, reprend une séquence de l’interview vidéo d’une témoin[13], une Autochtone, sur les pensionnats résidentiels dans lesquels on pratiquait, sur les enfants enlevés à leur famille, une assimilation par la force. En reprenant le ton et le rythme des mots prononcés en anglais dans l’interview, la comédienne porte à notre connaissance sensible la parole de cette Autochtone originaire de la Tl’azt’en Nation, tandis qu’une autre actrice, qui joue une interprète, la traduit consécutivement, au micro, en français. Ce témoignage documentaire est transmis avec une simplicité, une dignité, une gravité aussi, une pure puissance tragique qui lui confèrent une intensité profonde, sans sentimentalisme inutile. Et cette parole occupe totalement l’immense plateau du Théâtre du Soleil grâce à un délicat travail sur le son. Est-ce là une usurpation ? Comment penser interdire pour « appropriation culturelle » des scènes aussi puissantes artistiquement et politiquement ?

 Ariane Mnouchkine est claire dans ses positions : « Les cultures ne sont les propriétés de personne. Aucune borne ne les limite, car justement elles n’ont pas de limites connues dans l’espace géographique ni surtout dans le temps. Elles ne sont pas isolées, elles s’ensemencent depuis l’aube des civilisations. Pas plus qu’un paysan ne peut empêcher le vent de souffler sur son champ les embruns des semailles saines ou nocives que pratique son voisin, aucun peuple, même le plus insulaire, ne peut prétendre à la pureté définitive de sa culture. Les histoires des groupes, des hordes, des clans, des tribus, des ethnies, des peuples, des nations enfin, ne peuvent être brevetées, comme le prétendent certains, car elles appartiennent toutes à la grande histoire de l’humanité. C’est cette grande histoire qui est le territoire des artistes. Les cultures, toutes les cultures, sont nos sources et, d’une certaine manière, elles sont toutes sacrées. Nous devons y boire studieusement, avec respect et reconnaissance, mais nous ne pouvons accepter que l’on nous en interdise l’approche car nous serions alors repoussés dans le désert. Ce serait une régression intellectuelle, artistique, politique, effrayante. Le théâtre a des portes et des fenêtres. Il dit le monde tout entier. » [14]

À l’intérieur du spectacle même, la polémique qui a agité douloureusement la création est évoquée directement par la vision d’un monde où chacun se replie « dans un cercle d’où personne ne peut sortir et dans lequel personne n’a le droit d’entrer. Chacun dans sa cellule. Eh bien moi, dit un des personnages, je ne veux pas de ce pénitencier. »

Cette censure qui ne dit pas son nom est un avertissement et un appel à la résistance : parler des autres, même les plus lointains et faire entendre leurs paroles ou leurs chants, leurs souffrances ou leurs joies, est le propre du théâtre. La relation à l’autre est la nourriture essentielle de l’acteur qui transpose, transforme, déplace, incarne ce qu’il entend et voit ; c’est elle qui, dans le respect, active la pensée et la rend opérante, loin de l’identitaire qui la fige, la colle. Cette nouvelle censure requiert toute la vigilance attentive et respectueuse de ceux qui portent et transmettent le savoir, la culture et l’art [15].

 D’autres cas semblables ont eu lieu en France autour de la question du « black face » (un blanc maquillé ou masqué pour jouer un personnage noir). La question vient de toucher le domaine de la traduction. Aux Pays-Bas, l’éditeur Meulenhoff avait choisi, pour traduire  The hill we climb , le poème d’Amanda Gorman, la jeune poétesse noire qui avait brillé lors de l’investiture de Joe Biden, une jeune romancière, Marieke Lucas Rijneveld, lauréate du Booker Prize  international. Choix idéal selon la maison d’édition, et Amanda Gorman avait donné son accord. Mais l’ article d’ une activiste noire néerlandaise, Janice Deul, lance une polémique répercutée par les réseaux sociaux, qui se répand dans d’autres pays : Rijneveld est blanche, elle ne peut donc traduire une poétesse noire. L’éditeur s’incline [16]. D’autres arguments auraient pu être retenus pour contester ce choix. La censure d’aujourd’hui se fabrique dans la rage médiatique et l’instantanéité d’Internet, de twitter et compagnie qui font réagir  trop vite et développent toutes sortes de peurs, de confusions obscures. Cette censure acceptéeva contre l’esprit du poème qui visait l’unité et contre l’essence de la traduction qui comme le théâtre est le lieu de l’hospitalité [17]. Traduire, jouer, ce n’est pas rester dans le même monde, c’est s’ouvrir aux dialogues des langues et des cultures. Tout groupe qui se ferme sur lui-même dans une identité interdite aux autres se condamne à la mort, il n’y a pas de culture sans échange, sans reconnaissance de l’altérité.

Et je ne connais pas de meilleure conclusion  à cet ensemble de constations et d’analyses  sur les  nouvelles censures qui rétrécissent le monde et divisent les sociétés que la fin de la lettre adressée à Amanda Gorman par Tania de Montaigne : elle démonte la réaction identitaire émotionelle et porteuse d’un soi-disant nouvel ordre moral en la ramenant au contraire de ce qu’elle croit être : « Eriger en principe le fait qu’une blanche ne puisse pas traduire une noire, c’est, en retour, dire aux noirs qu’ils ne peuvent traduire que des noirs et, maintenir, ainsi, ce système répugnant, injuste et dégradant qui a détruit les êtres tout au long des siècles. C’est interdire aux noirs la possibilité d’être soi et un autre, leur interdire l’universel. Avec les outils du racisme, non seulement, on réduit Marieke Lucas Rijneveld à sa couleur de peau, lui déniant toute singularité. Mais, on redit à Amanda Gorman ce que tous les esclavagistes, tous les nazis, tous les fascistes ont toujours dit: tu croyais que tu étais un être humain mais non, tu es une chose. Tu croyais que tu étais une femme libre mais non, tu es une couleur. »[18]

Béatrice Picon-Vallin est directrice de recherches émérite au CNRS, THALIM. Elle a dirigé pendant 9 ans le Laboratoire de recherches sur les arts du spectacle (LARAS). Elle dirige trois collections («Arts du spectacle», CNRS Editions – «th XX», L’Age d’Homme – «Mettre en scène», Actes Sud-Papiers). Elle est auteur de nombreux ouvrages (en particulier Le théâtre juif en URSS durant les années vingt, L’Age d’homme, 1973 ; Meyerhold, Les Voies de la création théâtrale, vol. 17, CNRS Editions (1990-1999) 2004, traductions italienne, brésilienne…), ainsi que les Ecrits sur le théâtre de Vsevolod Meyerhold, en 4 volumes à L’Age d’Homme dont elle a publié une nouvelle édition revue et augmentée). Elle a dirigé des ouvrages collectifs (Le Film de théâtre; La Taganka. Lioubimov; Meyerhold. La Mise en scène dans le siècle/ Mejerhold. Rezissura v perspektive veka; La Scène et les images, …), fruits de programmes collectifs du CNRS ou de collaboration internationale, et publié de très nombreux articles et études sur le théâtre en URSS/Russie au XX-XXIe siècle, en particulier sur les avant- gardes des années vingt, sur la mise en scène et le jeu de l’acteur, sur le théâtre et les autres arts (musique, danse, cirque, cinéma, vidéo…), et sur les relations entre la scène et les nouvelles technologies. Elle est spécialiste du théâtre russe, de la mise en scène et du jeu de l’acteur en Europe, des relations de la scène aux images, de la question du film de théâtre. Elle a consacré de nombreuses études, articles, conférences et entretiens au Théâtre du Soleil. Elle a enseigné pendant dix ans l’histoire du théâtre au CNSAD de Paris, enseigné en Allemagne, au Japon, au Brésil, et intervient actuellement dans différentes écoles de théâtre en France et à l’étranger.


[1] Caroline Fourest, Génération offensée. De la police de la culture à la police de la pensée, Paris, Grasset , 2020, quatrième de couverture.

[2] Ce sont les définitions du Trésor de la langue française (TLF).

[3] Je viens juste de voir (18 mai 2021 ) que G. de Lagasnerie appelle à ce qu’on supprime le mot « France »…

[4] Réserves sur la procréation médicale assistée pour toutes les femmes, et aussi sur le sujet des mères porteuses.

[5] Mise en scène de Timoteï Kouliabine.

[6] Dina Goder, in http://www.oteatre.info, 2 mai 2021.

[7] Il se présente comme le « chef du premier front russe moral ».

[8] Pour un historique plus détaillé, voir Anna Puchkarskaäa, BBC, Petersbourg, 3 avril 2021,  https://www.bbc.com/russian/news-56626780

[9] Ce sera Kanata. Épisode I : la controverse, avec la troupe du Théâtre du Soleil, première le 15 décembre 2018.  Kanata était  le titre du projet dans sa totalité. 

[10] Nom d’une association créée en 2015 pour « lutter contre les discriminations dans les arts à l’encontre des populations minorées et postcoloniales.

[11] Témoignage entendu dans le documentaire d’Hélène Choquette, Lepage au Soleil : à l’origine de Kanata, EMA Films Inc., 2019. Voir également le site La voix des femmes autochtones : <https://femmesautochtones.com&gt;. Consulté le 10 janvier 2019.

[12] Expression de Tania de Montaigne, citée par Emmanuel Tellier, « Peut-on parler de moi sans moi ? La délicate question de l’appropriation culturelle », in Télérama, n°3584, Paris, septembre 2018, p. 26.

[13] Voir le témoignage de Lucille Mattess, <www.lesenfantsdevenus.ca>. Consulté le 12 janvier 2019.

[14] Joëlle Gayot, « Ariane Mouchkine : les cultures ne sont les propriétés de personne », in Télérama, op. cit., pp. 20-21.

[15] Voir par exemple https://fiaf.org/event/2021-04-cancel-culture-festival/

[16] En France les éditions Fayard ont choisi de faire traduire Amanda Gorman par une chanteuse congolaise, auteur et compositrice rappeuse et mannequin, belgo-congolaise Lous and the Yakuza.

[17] Cf. Paul Ricoeur, « Défi et bonheur de la traduction », in Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004, p. 20.

[18] In Libération, 12 mars 2021.

References:

  1. Fourest, Caroline (2020) Génération offensée. De la police de la culture à la police de la pensée, quatrième de couverture, Paris: Grasset.
  2. Ricoeur, Paul (2004) `Défi et bonheur de la traduction`, in Sur la traduction, Paris: Bayard

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