Par Arnaud Abel, président de Fiertés Citoyennes ! – le 06/05/23
La victimisation identitaire n’est décidément plus le monopole des minorités, encouragées par le prêchi-prêcha d’une gauche bourgeoise pénitente, pseudo progressiste. L’extrême-droite zemmouriste, par la voix de l’eurodéputé Nicolas Bay, s’emploie aujourd’hui à instrumentaliser une exposition photos au Parlement européen, au service de son complotisme réactionnaire décomplexé qui a depuis longtemps franchi les frontières du grotesque.
L’objet de cette panique orchestrée? Une photo d’Elisabeth Ohslon Wallin intitulée « Crucifix » (2003, image ci-dessous) dont il est demandé instamment le décrochage. La vue de deux hommes nus enlacés dont l’un, noir, campe la position du Christ sur la croix, est tout simplement intolérable pour M. Bay et les cosignataires du courrier qu’il a adressé à la présidente du Parlement européen, Mme Roberta Metsola.
Il n’est évidemment pas question de donner une suite favorable à cette réclamation qui s’apparenterait, ni plus ni moins, à la censure d’une œuvre sur le fondement d’obscurs motifs « blasphématoires ».
Rappelons, s‘il en était besoin, que le concept de « christianophobie » ici invoqué n’a aucune valeur juridique, pas plus d’ailleurs que celui d’«islamophobie». Ces outils idéologiques ont été forgés, non pas pour protéger les fidèles contre une “haine” qui existe seulement dans la tête de bigots intégristes, mais dans le seul but de rétablir un délit d‘offense à l’égard des religions.
Une réserve, néanmoins, qui n’a pas d’autre intention que de rétablir un certain équilibre : admettons tout de même que l’irrespect qui traverse les créations artistiques s’observe bien plus fréquemment à l’égard de la religion catholique que de toute autre. Sans chercher à donner des gages à l’extrême-droite qui n’a vraiment pas besoin de cela, il serait judicieux (d’aucuns diraient courageux) de promouvoir un peu plus souvent des artistes qui osent s’attaquer au sacré et dont on parle peu (ou pas), comme Sooreh Hera qui affirmait il y a quelques années son anti-Islam avec flamboyance, notamment en photographiant des hommes homosexuels masqués avec les visages de Mahomet ou de son gendre Ali.
Il est vrai que cette dernière se fait plutôt discrète. Menacée de mort, elle vit désormais sous le coup d’une fatwa.
Nous reprenons, avec son autorisation, cet article de Béatrice Picon Vallin (directrice de recherche émérite au CNRS) paru dans CONCEPT 1(22)/2021.
Abstract: The article analyzes different types of reports on censorship and the phenomenon of “cancel culture”, from the perspective of multiple reflections on the limits of freedom of expression and the forms of cancellation of some spaces of expression. Thus, various ways of sanctioning literary works, authors and artistic approaches are explored, in universities, high schools, art spaces. From the phenomenon of Soviet theatrical censorship in the 1960s, to performances such as the one created by the Moscow teatr.doc – Neighbors – about the demonstrations against Lukashenko’s election, the forms of oppression have permanently changed their modes of intervention. The questions raised by the article are provocative and, at the same time, open up various reflective areas: to what extent does the cultural approach of certain themes and representations give rise to controversy? What does it actually mean to play the “other”: to confiscate his story and representation or to carry it on?
Keywords: censorship, cancel culture, cultural appropriation. How to cite: Béatrice Picon-Vallin (2021) `”Vous N’avez Pas Le Droit…”`, Concept 1(22)/2021, pp. 74-83.
C’est l’histoire, aujourd’hui, de la liberté d’expression. Il y a eu l’affaire tragique et terrifiante des caricatures de Mahomet reprises par Charlie-Hebdo d’un journal danois. Des fondamentalistes musulmans ont voulu, en un sinistre 7 janvier 2015 supprimer ceux qu’ils considéraient comme des blasphémateurs en leur ôtant la vie de la manière la plus horrible, parce qu’ils ne pouvaient les censurer . « Ils » n’avaient pas le droit d’offenser leur religion et le prophète. Il y a eu le 16 octobre 2020 l’effroyable assassinat de Samuel Patty, un professeur qui enseignait la liberté d’expression et la laïcité, et qui, pour cela, après faux témoignages et délations, a été sauvagement égorgé. Empêchée d’interdire que soient entendus ou vus publiquement la parole qui déplaît, le mot qui froisse, l’œuvre qui ne correspond pas à une idéologie ou une religion, cette nouvelle censure terroriste peut tuer, faire disparaître l’auteur du mot, du dessin, du cours. Faire taire définitivement. Faire peur aux autres
Une autre censure rampante, venue des Etats-Unis s’est infiltrée, depuis plus d’une dizaine d’années, en France — et plus largement en Europe. Une étrange atmosphère s’est insidieusement installée dans les milieux universitaires et artistiques. Bien que le contexte historique soit très différent, des professeurs, des artistes s’y voient désignés sous des identités qu’ils ne revendiquent pas, par des personnes— étudiants, collègues, spectateurs — qui, eux, revendiquent la leur et construisent autour de leurs revendications un climat délétère qui refuse le débat et mène à la condamnation, à la menace, voire aux menaces de mort. C’est ainsi que s’est instaurée une censure qui ne dit pas son nom, qui n’est pas une censure d’Etat ou d’église, mais une censure venue de petits groupes de la société civile et que relaient comme une chambre d’échos monstrueuse les réseaux sociaux. Les professeurs, dans les collèges, les lycées, les universités, les écrivains, les traducteurs, les metteurs en scène, les acteurs, sont ainsi exposés à des intimidations, par une surveillance de tous les instants sur ce qu’ils disent, sur ce qu’ils font, sur ce qu’ils choisissent. On appelle cela harcèlement (parfois même à domicile…), on parle de « cancel culture », ou culture de l’effacement, de la suppression, de l’annulation. Canceller est d’ailleurs un verbe français qui signifie selon le Larousse : « Annuler. Rendre, déclarer quelque chose nul, supprimer, résilier ». Ces comportements de boycott, accompagnés ou précédés de délation, copiés des campus d’Amérique du Nord, perturbent gravement les relations pédagogiques, visent à défigurer par exemple la littérature qu’ils privent en la cancellant d’oeuvres importantes, ils aboutissent à l’autocensure de professeurs qui préfèrent éviter certains sujets pour ne plus s’attirer les foudres de groupes étudiants transformés en ce qu’on appelait autrefois « œil de Moscou ». L’université est en passe dans certains cas de perdre son statut de lieu de débat et d’élaboration de l’esprit critique, nécessaire à la formation de citoyens responsables dans une société démocratique.
Caroline Fourest résume la situation et décrit ainsi le paysage actuel dans son dernier livre Génération offensée. De la police de la culture à la police de la pensée : « C’est l’histoire de petits lynchages ordinaires, qui finissent par envahir notre intimité, assigner nos identités, et censurer nos échanges démocratiques. Une peste de la sensibilité. Chaque jour, un groupe, une minorité, un individu érigé en représentant d’une cause, exige, menace, et fait plier. Au Canada, des étudiants exigent la suppression d’un cours de yoga pour ne pas risquer de « s’approprier » la culture indienne. Aux États-Unis, la chasse aux sorcières traque les menus asiatiques dans les cantines et l’enseignement des grandes œuvres classiques, jugées choquantes et normatives, de Flaubert à Dostoïevski. Des étudiants s’offusquent à la moindre contradiction, qu’ils considèrent comme des « micros-agressions », au point d’exiger des « safe spaces », où l’on apprend en réalité à fuir l’altérité et le débat.
Selon l’origine géographique ou sociale, selon le genre et la couleur de peau, selon son histoire personnelle, la parole est confisquée. Une intimidation qui va jusqu’à la suppression d’aides à la création et au renvoi de professeurs. La France croyait résister à cette injonction, mais là aussi, des groupes tentent d’interdire des expositions ou des pièces de théâtre… souvent antiracistes ! La police de la culture tourne à la police de la pensée. Le procès en « offense » s’est ainsi répandu de façon fulgurante. « L’appropriation culturelle » est le nouveau blasphème qui ne connaît qu’une religion : celle des « origines »[1]. Et pourtant le délit de blasphème n’existe plus dans le code pénal français et cela, de longue date.
Le sujet est donc très vaste, actuel et inquiétant. On se focalisera ici sur trois points : d’abord sur la différence entre cette censure horizontale, venant du soi-disant dominé, qui se présente comme victime au prétendu dominant, et la censure venue d’en haut, d’instances étatiques, d’institutions spécialisées ( comme dans des régimes de type soviétique) aux compétences établies et aux structures souvent complexes. Ensuite sur de nouvelles formes de censure théâtrale ; enfin un des aspects particulièrement pervers de la censure contemporaine menée au nom de l’ «appropriation culturelle ».
Une censure horizontale
Les dictionnaires définissent ainsi la censure : « Examen préalable fait par l’autorité compétente sur les publications, émissions et spectacles destinés au public et qui aboutit à autoriser ou interdire leur diffusion totale ou partielle ». Ils indiquent aussi : « Blâme qu’un milieu social exerce sur ses membres quand ils ne se conforment pas aux règles morales ou aux valeurs admises dans le groupe, cette forme de censure pouvant aller jusqu’à l’exclusion des déviants. »[2] Mais la nouvelle censure véhiculée par l’idéologie woke, qui désigne un état d’éveil de la conscience caractérisé par une hypersensibilité à toute discrimination, subie ou imposée,est exercée par une personne ou un groupe identitaire sur un groupe ou une personne qui semble mépriser ou menacer cette identité. Cette censure-là est une censure plutôt de gauche voire d’extrême gauche, au lieu que la censure verticale est une censure conservatrice, voire réactionnaire, ou totalitaire. Elle agit au nom d’un soi-disant progrès. Plus de discussion – interdite —, mais des procès non instruits dont le verdict est immédiat et sans appel.
Cette censure-là concerne tout : des mots relevant de la race, du genre, de la religion, et aboutit — pour ne pas créer de remous — à l’autocensure : ainsi un éditeur néerlandais a supprimé le mot « Mahomet » de la Divine comédie de Dante pour que le livre ne soit pas « inutilement blessant »[3] ; elle touche des livres jugés néfastes, pour les enfants par exemple ( six ouvrages du Dr Seuss, écrivain spécialisé dans la littérature pour la jeunesse ont été supprimés de la vente aux Etats-Unis pour diffusion du racisme), des titres (Dix petits nègres d’Agatha Christie, devenus Ils étaient dix ), des images (le baiser du prince charmant est donné à Blanche neige sans son consentement), une œuvre entière : ainsi une professeure de lycée témoignait d’être empêchée de tout cours sur Victor Hugo par un élève qui, ayant appris (où ?) que Hugo aurait écrit trois lignes pouvant être interprétées comme racistes considérait l’écrivain comme raciste et interrompait à chaque fois sa professeure par un tonitruant « Vous n’avez pas le droit de nous parler de cet homme ! » Elle touche des conférences dont le sujet indigne : ainsi des associations étudiantes ont réussi à «annuler » Sylviane Agasinski, en raison de ses réserves contre la PMA[4] , en obtenant la suppression de sa conférence «L’être humain à l’époque de sa reproductibilité technique» en octobre 2019 à l’université de Bordeaux. Elle concerne des cours de professeurs dont certains étudiants demandent la disparition … Des films se volatilisent sur des plates-formes de streaming, comme Autant en emporte le vent. Ce ne sont là que quelques exemples de faits qui se renouvellent sur un rythme rapide répertoriés par des associations de veille universitaire tant en France qu’en Allemagne.
Ces initiatives sans fondement légal semblent miner, saper, la culture occidentale passée, considérée comme blanche, patriarcale, raciste, homophobe, et entrave également le développement fécond d’une culture présente, la ramenant sans cesse à ce passé et à des caractéristiques qualifiées de systémiques. On vit dans la confusion d’émotions identitaires multiples qui fragmentent de plus en plus douloureusement la société, qui suscitent une culture de l’excuse et mènent, encore une fois, à l’autocensure. Une note, un avertissement, une contextualisation, ou une discussion, un débat enfin pourraient remplacer ces pratiques radicales et menaçantes, intolérantes, voire fanatiques, et au lieu de supprimer, il serait plus adéquat d’ajouter de nouvelles œuvres, qui argumenteraient pour enrichir bibliothèques et médiathèques du monde comme le suggère l’historien de la littérature William Marx.
Censure théâtrale « masquée »
Si l’on parle de théâtre, on peut prendre le cas russe : dans les années 60 la censure soviétique était organisée, avait plusieurs niveaux d’interlocuteurs, et pour sortir un spectacle, il fallait deux visas, l’un pour le texte l’autre pour la mise en scène et le jeu des acteurs. L’exemple de Iouri Lioubimov et de ses combats permanents contre la censure, ses exigences de suppressions ou de retouches dans un spectacle, ses stratégies de défense et aussi ses échecs, est particulièrement pertinent. L’interdiction absolue du Vivant de B. Mozaev en 1968 avait été suivie par une réponse de la Taganka : la mise en scène du Tartuffe de Molière, qui mettait sur le plateau non seulement la pièce mais aussi la querelle du Tartuffe, la censure religieuse, et le rôle du roi à qui Molière-Lioubimov adressait ses fameux Placets. Car la censure soviétique aurait du mal à interdire un classique français… Mises en perspective, ces censures semblaient dialoguer joyeusement. Mais, déléguée par le pouvoir, la presse se déchaînait contre le spectacle pour éviter que de telles audaces ne se reproduisent… Le système soviétique de censure a été aboli , et aujourd’hui que le pouvoir durcit sa politique autoritaire, on ne parle pourtant pas de censure théâtrale, mais d’ « affaires théâtrales » qui n’obéissent pas à des procédures nettes :en 2015, en s’appuyant sur une loi de 2013 qui réprime « l’insulte aux sentiments des croyants », des « activistes orthodoxes » aux parcours très variés, interviennent avec obstination pour faire interdire Tannhäuser de Wagner [5], à partir d’une affiche qui heurte leur sensibilité, car dans leur majorité ils n’ont pas vu le spectacle à l’opéra de Novossibirsk; des directeurs de théâtre sont déplacés ou limogés; des spectacles disparaissent de l’affiche pour de raisons de mévente de billets mais en réalité sans doute à cause d’un coup de fil venu d’en haut… On a l’impression d’une censure qui tâtonne, se cherche, tente, improvise, règle des comptes personnels, donne des raisons fantaisistes, mais efficaces.
Ainsi, très récemment, à Moscou, le teatr.doc joue Voisins, spectacle qui parle des événements d’août 2020 (manifestation de masse contre l’élection de Loukachenko, violentes répressions policières ) en Biélorussie. Le metteur en scène S. Gindilis a travaillé avec des acteurs biélorusses vivant à Moscou en utilisant la technique du « Verbatim dans les écouteurs ». Les acteurs entendent le discours des témoins qu’ils traduisent en simultané. Des projections d’images sur écran complètent les témoignages. A la porte du teatr.doc, des miliciens – mais le teatr.doc en a l’habitude. Vingt minutes après le début du spectacle, la porte s ‘ouvre, les lumières s’allument, un homme entre et déclare que la salle est minée et qu’il faut sortir. Le public a ri puis est sorti. Le spectacle s’est poursuivi dans la rue, sur les escaliers du théâtre. Cinq minutes plus tard, le même homme a tout interrompu en leur demandant de partir, car au cas où l’explosion avait lieu, des éclats pourraient atteindre acteurs et spectateurs. Sécurité avant tout. Deux cents mètres plus loin, les acteurs ont poursuivi sur le trottoir, entre des bâtiments en travaux tout à fait vides. Dix minutes plus tard, un autre individu est arrivé, avec une nouvelle information : l’une des entreprises qui occupaient ce bâtiment se serait plainte de leur « manifestation de masse non autorisée ». Il faut donc se disperser. Les acteurs sont descendus plus bas vers la rivière, il y avait là un chantier et un grillage, les acteurs d’un côté, les spectateurs de l’autre. Le spectacle a continué, mais cette fois, sont arrivées deux voitures de police, avec des hommes en uniforme. « Vous gênez le passage, dispersez-vous ». Il ne restait plus qu’une demi-heure de spectacle, ce serait pour une autre fois, a-t-on dit au public… [6]
Un dernier exemple qui ne concerne pas le théâtre mais le cinéma, et qui indique l’intervention d’une figure identitaire ou l’utilisation qui en est faite: en avril l’Artdocfest, grand festival de cinéma documentaire international qui a lieu à Moscou et à Pétersbourg simultanément, a vu la partie pétersbourgeoise de sa programmation annulée. A la fin de la première projection, la police a mis des scellés sur les deux salles réservées à la manifestation pour non-respect (imprécisé) des règles sanitaires concernant la pandémie (toutes rigoureusement observées) et pour répondre à l’intervention d’une personne homophobe[7] qui protestait contre la présence d’un film LGBT et la propagande gay que le festival ferait auprès de mineurs. La direction a alors décidé d’annuler elle-même la manifestation pour éviter les provocations et la fermeture possible de l’ensemble du centre culturel Dom Kino. A Moscou tout s’est passé mais normalement, les menaces ont donc pesé sur la partie la plus « provinciale, la moins médiatisée de l’Artdocfest. Alors est-ce là l’écho des réactions répressives de 2014 quand étaient programmés des films sur la question ukrainienne ? ou une « vendetta » interne au monde du cinéma, une vengeance personnelle à l’égard du directeur de ce festival lui-même cinéaste [8] ? En tout cas, ces actes jettent l’alarme, enfantent une insécurité intellectuelle.
La censure de l’«appropriation culturelle »
En août 2018, une violente polémique a éclaté autour de Kanata [9], spectacle du canadien Robert Lepage réalisé avec le Théâtre du Soleil, autour du concept d’«appropriation culturelle » , du « nothing about us without us », devenu un véritable outil de censure aux États-Unis. Invité par Ariane Mnouchkine, Robert Lepage a choisi de travailler avec la troupe internationale du Soleil, en France, sur l’histoire du Canada qui a commencé avec le traitement génocidaire de ceux que l’on appelle les « Premières Nations ». Après un an et demi de travail et avant d’avoir abouti, donc sans que le spectacle ait été vu par quiconque, la légitimité de la création a été contestée au Canada par un collectif d’artistes autochtones, relayés, parfois malgré eux, par de violentes invectives sur des réseaux sociaux déchaînés. Il fallait des Autochtones pour interpréter des Autochtones. Apeurés, certains coproducteurs du projet théâtral ont interrompu leur financement, ce qui condamnait radicalement le spectacle. Cependant, porté par le courage d’Ariane Mnouchkine et le soutien du Festival d’Automne à Paris, il a eu lieu, mais a été totalement privé de ses dimensions épiques : on n’en voit plus qu’une partie, la dernière, dans laquelle ont été insérées quelques scènes des deux premières.
Kanata. Épisode I : la controverse, constitue un manifeste pour résister à la puissance destructrice de la nouvelle entreprise qui prétend « décoloniser les arts[10] » et interdire, dans le cas présent, à des artistes blancs de porter la parole d’ Amérindiens. Pourtant, c’est précisément ce que demande Ceejay, Shining Eagle Woman, une Autochtone du clan du Castor, de la Nation des Porteurs (Carrier Nation) à la troupe qui l’a rencontrée, lors du voyage de travail organisé au Canada pendant la préparation du spectacle, à la recherche d’une véritable « immersion dans l’hieret l’aujourd’hui de ces populations » comme le dit Robert Lepage: « Je suis ici pour que vous entendiez ma voix. Je suis une survivante ». Et elle ajoute devant les comédiens bouleversés : « Portez ma voix pour moi, de toutes les nations dont vous venez, pour que le monde sache combien les femmes sont importantes.»[11] Cette censure qui ne dit pas son nom est révélatrice d’ « une politique de la terre brûlée où plus rien ne repoussera»[12], si on continue de la pratiquer.
Ce qu’on a vu à la Cartoucherie dans le spectacle de Robert Lepage sur la situation des Premières Nations (qui comprend par ailleurs de nombreuses populations amérindiennes aux traditions différentes) avertit les spectateurs de l’histoire terrible que beaucoup ne soup- çonnent pas, et sur laquelle ils peuvent se documenter plus avant, dès la sortie de la représentation, à la librairie du Théâtre du Soleil. Car grâce au spectacle, non seulement la question est devenue visible, mais elle touche aussi profondément le spectateur: citons en particulier une scène où Louise, personnage de fiction joué par la comédienne Nirupama Nityanandan — d’origine indienne —, filmée sur le plateau, et projetée, immense, en plan américain, sur tout le fond de scène, reprend une séquence de l’interview vidéo d’une témoin[13], une Autochtone, sur les pensionnats résidentiels dans lesquels on pratiquait, sur les enfants enlevés à leur famille, une assimilation par la force. En reprenant le ton et le rythme des mots prononcés en anglais dans l’interview, la comédienne porte à notre connaissance sensible la parole de cette Autochtone originaire de la Tl’azt’en Nation, tandis qu’une autre actrice, qui joue une interprète, la traduit consécutivement, au micro, en français. Ce témoignage documentaire est transmis avec une simplicité, une dignité, une gravité aussi, une pure puissance tragique qui lui confèrent une intensité profonde, sans sentimentalisme inutile. Et cette parole occupe totalement l’immense plateau du Théâtre du Soleil grâce à un délicat travail sur le son. Est-ce là une usurpation ? Comment penser interdire pour « appropriation culturelle » des scènes aussi puissantes artistiquement et politiquement ?
Ariane Mnouchkine est claire dans ses positions : « Les cultures ne sont les propriétés de personne. Aucune borne ne les limite, car justement elles n’ont pas de limites connues dans l’espace géographique ni surtout dans le temps. Elles ne sont pas isolées, elles s’ensemencent depuis l’aube des civilisations. Pas plus qu’un paysan ne peut empêcher le vent de souffler sur son champ les embruns des semailles saines ou nocives que pratique son voisin, aucun peuple, même le plus insulaire, ne peut prétendre à la pureté définitive de sa culture. Les histoires des groupes, des hordes, des clans, des tribus, des ethnies, des peuples, des nations enfin, ne peuvent être brevetées, comme le prétendent certains, car elles appartiennent toutes à la grande histoire de l’humanité. C’est cette grande histoire qui est le territoire des artistes. Les cultures, toutes les cultures, sont nos sources et, d’une certaine manière, elles sont toutes sacrées. Nous devons y boire studieusement, avec respect et reconnaissance, mais nous ne pouvons accepter que l’on nous en interdise l’approche car nous serions alors repoussés dans le désert. Ce serait une régression intellectuelle, artistique, politique, effrayante. Le théâtre a des portes et des fenêtres. Il dit le monde tout entier. » [14]
À l’intérieur du spectacle même, la polémique qui a agité douloureusement la création est évoquée directement par la vision d’un monde où chacun se replie « dans un cercle d’où personne ne peut sortir et dans lequel personne n’a le droit d’entrer. Chacun dans sa cellule. Eh bien moi, dit un des personnages, je ne veux pas de ce pénitencier. »
Cette censure qui ne dit pas son nom est un avertissement et un appel à la résistance : parler des autres, même les plus lointains et faire entendre leurs paroles ou leurs chants, leurs souffrances ou leurs joies, est le propre du théâtre. La relation à l’autre est la nourriture essentielle de l’acteur qui transpose, transforme, déplace, incarne ce qu’il entend et voit ; c’est elle qui, dans le respect, active la pensée et la rend opérante, loin de l’identitaire qui la fige, la colle. Cette nouvelle censure requiert toute la vigilance attentive et respectueuse de ceux qui portent et transmettent le savoir, la culture et l’art [15].
D’autres cas semblables ont eu lieu en France autour de la question du « black face » (un blanc maquillé ou masqué pour jouer un personnage noir). La question vient de toucher le domaine de la traduction. Aux Pays-Bas, l’éditeur Meulenhoff avait choisi, pour traduire The hill we climb , le poème d’Amanda Gorman, la jeune poétesse noire qui avait brillé lors de l’investiture de Joe Biden, une jeune romancière, Marieke Lucas Rijneveld, lauréate du Booker Prize international. Choix idéal selon la maison d’édition, et Amanda Gorman avait donné son accord. Mais l’ article d’ une activiste noire néerlandaise, Janice Deul, lance une polémique répercutée par les réseaux sociaux, qui se répand dans d’autres pays : Rijneveld est blanche, elle ne peut donc traduire une poétesse noire. L’éditeur s’incline [16]. D’autres arguments auraient pu être retenus pour contester ce choix. La censure d’aujourd’hui se fabrique dans la rage médiatique et l’instantanéité d’Internet, de twitter et compagnie qui font réagir trop vite et développent toutes sortes de peurs, de confusions obscures. Cette censure acceptéeva contre l’esprit du poème qui visait l’unité et contre l’essence de la traduction qui comme le théâtre est le lieu de l’hospitalité [17]. Traduire, jouer, ce n’est pas rester dans le même monde, c’est s’ouvrir aux dialogues des langues et des cultures. Tout groupe qui se ferme sur lui-même dans une identité interdite aux autres se condamne à la mort, il n’y a pas de culture sans échange, sans reconnaissance de l’altérité.
Et je ne connais pas de meilleure conclusion à cet ensemble de constations et d’analyses sur les nouvelles censures qui rétrécissent le monde et divisent les sociétés que la fin de la lettre adressée à Amanda Gorman par Tania de Montaigne : elle démonte la réaction identitaire émotionelle et porteuse d’un soi-disant nouvel ordre moral en la ramenant au contraire de ce qu’elle croit être : « Eriger en principe le fait qu’une blanche ne puisse pas traduire une noire, c’est, en retour, dire aux noirs qu’ils ne peuvent traduire que des noirs et, maintenir, ainsi, ce système répugnant, injuste et dégradant qui a détruit les êtres tout au long des siècles. C’est interdire aux noirs la possibilité d’être soi et un autre, leur interdire l’universel. Avec les outils du racisme, non seulement, on réduit Marieke Lucas Rijneveld à sa couleur de peau, lui déniant toute singularité. Mais, on redit à Amanda Gorman ce que tous les esclavagistes, tous les nazis, tous les fascistes ont toujours dit: tu croyais que tu étais un être humain mais non, tu es une chose. Tu croyais que tu étais une femme libre mais non, tu es une couleur. »[18]
Béatrice Picon-Vallin est directrice de recherches émérite au CNRS, THALIM. Elle a dirigé pendant 9 ans le Laboratoire de recherches sur les arts du spectacle (LARAS). Elle dirige trois collections («Arts du spectacle», CNRS Editions – «th XX», L’Age d’Homme – «Mettre en scène», Actes Sud-Papiers). Elle est auteur de nombreux ouvrages (en particulier Le théâtre juif en URSS durant les années vingt, L’Age d’homme, 1973 ; Meyerhold, Les Voies de la création théâtrale, vol. 17, CNRS Editions (1990-1999) 2004, traductions italienne, brésilienne…), ainsi que les Ecrits sur le théâtre de Vsevolod Meyerhold, en 4 volumes à L’Age d’Homme dont elle a publié une nouvelle édition revue et augmentée). Elle a dirigé des ouvrages collectifs (Le Film de théâtre; La Taganka. Lioubimov; Meyerhold. La Mise en scène dans le siècle/ Mejerhold. Rezissura v perspektive veka; La Scène et les images, …), fruits de programmes collectifs du CNRS ou de collaboration internationale, et publié de très nombreux articles et études sur le théâtre en URSS/Russie au XX-XXIe siècle, en particulier sur les avant- gardes des années vingt, sur la mise en scène et le jeu de l’acteur, sur le théâtre et les autres arts (musique, danse, cirque, cinéma, vidéo…), et sur les relations entre la scène et les nouvelles technologies. Elle est spécialiste du théâtre russe, de la mise en scène et du jeu de l’acteur en Europe, des relations de la scène aux images, de la question du film de théâtre. Elle a consacré de nombreuses études, articles, conférences et entretiens au Théâtre du Soleil. Elle a enseigné pendant dix ans l’histoire du théâtre au CNSAD de Paris, enseigné en Allemagne, au Japon, au Brésil, et intervient actuellement dans différentes écoles de théâtre en France et à l’étranger.
[1] Caroline Fourest, Génération offensée. De la police de la culture à la police de la pensée, Paris, Grasset , 2020, quatrième de couverture.
[2] Ce sont les définitions du Trésor de la langue française (TLF).
[3] Je viens juste de voir (18 mai 2021 ) que G. de Lagasnerie appelle à ce qu’on supprime le mot « France »…
[4] Réserves sur la procréation médicale assistée pour toutes les femmes, et aussi sur le sujet des mères porteuses.
[9] Ce sera Kanata. Épisode I : la controverse, avec la troupe du Théâtre du Soleil, première le 15 décembre 2018. Kanata était le titre du projet dans sa totalité.
[10] Nom d’une association créée en 2015 pour « lutter contre les discriminations dans les arts à l’encontre des populations minorées et postcoloniales.
[11] Témoignage entendu dans le documentaire d’Hélène Choquette, Lepage au Soleil : à l’origine de Kanata, EMA Films Inc., 2019. Voir également le site La voix des femmes autochtones : <https://femmesautochtones.com>. Consulté le 10 janvier 2019.
[12] Expression de Tania de Montaigne, citée par Emmanuel Tellier, « Peut-on parler de moi sans moi ? La délicate question de l’appropriation culturelle », in Télérama, n°3584, Paris, septembre 2018, p. 26.
[13] Voir le témoignage de Lucille Mattess, <www.lesenfantsdevenus.ca>. Consulté le 12 janvier 2019.
[14] Joëlle Gayot, « Ariane Mouchkine : les cultures ne sont les propriétés de personne », in Télérama,op. cit., pp. 20-21.
[16] En France les éditions Fayard ont choisi de faire traduire Amanda Gorman par une chanteuse congolaise, auteur et compositrice rappeuse et mannequin, belgo-congolaise Lous and the Yakuza.
[17] Cf. Paul Ricoeur, « Défi et bonheur de la traduction », in Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004, p. 20.
Fourest, Caroline (2020) Génération offensée. De la police de la culture à la police de la pensée, quatrième de couverture, Paris: Grasset.
Ricoeur, Paul (2004) `Défi et bonheur de la traduction`, in Sur la traduction, Paris: Bayard
Online References:
Choquette, Hélène (2019) Lepage au Soleil: At the Origins of Kanata [Online]. Available at: https://www. emafilms.com/en/film/lepage-au-soleil-at-the-origins-of-kanata/ (Accesed: 28 May 2021)
de Montaigne, Tania (2021) Lettre à une jeune poète [Online]. Available at: https://www.liberation.fr/idees-et- debats/opinions/lettre-a-une-jeune-poete-20210312_RJ7CYQUOQRD5HLLKX3EE7MPOZ4/ (Accesed: 28 May 2021)
femmesautochtones.com (2021) La voix des femmes autochtones [Online]. Available at: https://femmesautochtones. com/ (Accesed: 10 January 2019)
Mattess, Lucille (2021) lesenfantsdevenus.ca [Online]. Available at: https:// lesenfantsdevenus.ca (Accesed: 12 January 2019)
Puchkarskaäa, Anna (2021) Опечатанные залы. Власти в Санкт-Петербурге сорвали кинофестиваль «Артдокфест» [Online]. Available at:https://www.bbc.com/russian/news-56626780 (Accesed: 28 May 2021)
Puchkarskaäa, Anna (2021) Опечатанные залы. Власти в Санкт-Петербурге сорвали кинофестиваль «Артдокфест» [Online]. Available at: https://www.bbc.com/russian/news-56626780 (Accesed: 28 May 2021)
Réécriture, lecture, censure : une discussion avec Tiphaine Samoyault
par Paolo Tortonese (Université Sorbonne nouvelle), le 17 mars 2023
Le 10 mars dernier, dans l’émission Les Matins de France Culture consacrée au débat sur la question « Faut-il adapter les classiques à leur époque ? », Tiphaine Samoyault a défendu la décision de l’éditeur Puffin Books de modifier le texte des œuvres de Roald Dahl, et a considéré comme acceptable en général cette pratique et son application à toutes les œuvres du passé. On connait la polémique autour du choix de l’éditeur britannique, à laquelle a participé Salman Rushdie en dénonçant une « censure absurde » ; on connait également son volet français, avec la décision de Gallimard, de ne pas modifier la traduction française. Le deuxième intervenant dans la discussion radiophonique, Marc Weitzmann, a apporté bon nombre d’arguments éclairés et éclairants contre la nouvelle censure, si précis et convaincants qu’on pourrait considérer le débat clos, mais les idées exposées par Samoyault sont si choquantes et si dangereusement dans l’air du temps, qu’elles appellent une discussion large et approfondie.
Les spécialistes de littérature du XIXe siècle ont été particulièrement émus par la phrase : « Moi, je n’enseigne pas la littérature du XIXe siècle, Dieu merci ! », qui était le point d’orgue d’un bref réquisitoire contre la littérature d’un siècle entier :
« Il y a toute une littérature qui porte des valeurs extrêmement normatives. Quand on regarde la littérature du XIXe… Moi j’ai beaucoup de collègues et d’amis qui enseignent la littérature du XIXe siècle et qui trouvent ça très difficile à l’université. Même s’ils ne pratiquent pas la réécriture, ils trouvent cela très difficile, par exemple de voir l’antisémitisme chez Balzac, de voir l’invisibilisation des femmes ou l’instrumentalisation des femmes dans toute la littérature du XIXe, et ils trouvent que c’est devenu difficile. Et pas parce qu’on les empêche d’enseigner, mais parce que ces textes portent des valeurs qui sont détestables. […] Moi, je n’enseigne pas la littérature du XIXe siècle, Dieu merci !, mais j’entends le malaise de certains de mes collègues qui trouvent difficile, si vous voulez, de répercuter ces valeurs-là. »
Le malaise est plus grand encore chez ceux qui, ayant lu Corinne, Indiana, La Femme de trente ans, Madame Bovary, Germinie Lacerteux, Nana, Une vie, ainsi que Middlemarch, Anne Karénine et Portrait de femme, n’arrivent pas à saisir la pertinence du mot invisibilisation. Et par ceux qui, connaissant les propos antisémites tenus par certains écrivains du XIXe siècle, pensent qu’il est utile que les jeunes lecteurs, nos étudiants, en soient informés, et que le devoir de mémoire peut s’exercer seulement si les documents sont conservés, connus et commentés.
On a le droit de préférer la littérature du XXe siècle à celle du XIXe, Céline à Hugo, par exemple, ou Brasillach à Zola, mais, si on est un professeur de littérature, on n’a pas le droit de propager des images aussi brutalement simplistes de l’histoire littéraire. On a le droit, et même le devoir, de considérer les images de la femme transmises par les romans que j’ai cités comme susceptibles d’une critique, mais pas de prêcher l’effacement de cette littérature, la destruction de la mémoire, le remplacement de textes authentiques par des textes édulcorés. La littérature parle du mal, de ce qui dysfonctionne, de ce qui fait souffrir : c’est son mérite.
Que veut-on finalement ? Que les futures générations ne soient plus au courant de l’existence du racisme, de l’esclavagisme, des oppressions contre les femmes, et de toutes les innombrables injustices dont est tissue l’histoire humaine ? Voulons-nous fermer les yeux, ou bien les tenir ouverts, être vigilants, critiques, attentifs ? T. Samoyault prétend qu’il ne s’agit que de changer quelques mots, je vous souhaite bon courage quand vous aurez à rééditer Sade selon les critères de Puffin Books.
Les arguments employés par T. Samoyault doivent nous faire réfléchir. Pourquoi s’étonner des censures d’aujourd’hui – dit-elle –, puisque la « réécriture » a toujours été pratiquée ?… Puisque toujours on a adapté la littérature du passé à la mentalité du présent ? Voici ses mots verbatim :
« Effectivement, il y a une peur de la réécriture en particulier en France, au nom d’une sacralisation de l’original qui est elle-même historique et qui n’est pas étrangère non plus à une certaine domination culturelle française. On pourra y revenir… parce que finalement la littérature a passé son temps à se réécrire, la réécriture est inscrite dans le processus même de la littérature, les anciens réécrivaient les plus anciens et ça a toujours été un mouvement assez ordinaire. »
D’abord, on s’étonne de l’emploi de l’argument d’autorité se fondant sur la tradition. À ce prix on pourrait légitimer n’importe quelle vilenie : un crime est-il justifié parce qu’il a été souvent commis ? Une bêtise cesse de l’être parce qu’elle est ancienne ? On s’ébahit qu’une progressiste ait recours à ce genre d’argument.
Le raisonnement est spécieux pour une autre raison encore. Par le terme réécriture, T. Samoyault désigne plusieurs pratiques différentes, qu’une spécialiste de littérature devrait savoir distinguer : la réécriture d’un mythe, d’un récit, à travers les siècles (les trente-huit Amphitryon comptés par Giraudoux), les mises en conformité avec le goût national (Roméo et Juliette se terminant par le mariage des amants…), les censures politiques contre ce qui dérange un pouvoir en place, les adaptations ad usum delphini, véritables censures morales portant prioritairement sur la sexualité, et enfin les traductions, qui peuvent infléchir volontairement le sens d’une phrase.
Considérer tout cela comme une seule et unique chose, c’est aller vite en besogne, pis encore, c’est mettre sur le même plan des phénomènes de création littéraire avec des phénomènes de répression politique, pour justifier les seconds par les premiers. Le fait que Racine ait réécrit l’histoire de Phèdre justifie-t-il la suppression par les éditeurs catholiques de certains passages de Paul et Virginie ? (roman pas assez chaste, à leurs yeux… !) Le fait que toute traduction est nécessairement non identique à l’original justifie-t-il l’altération volontaire du sens ? En traduisant Daphnis et Chloé, Amyot a supprimé la scène de l’initiation sexuelle de Chloé par Lycénion, parce qu’elle choquait la sensibilité des lecteurs ; c’était en 1559, il a fallu attendre 1810 pour qu’une traduction française la rétablisse et pour que les lecteurs ignorant le grec puissent en juger librement. Voulons-nous rebrousser chemin ? Ou préférons-nous choisir librement ce que nous voulons lire ou ne pas lire, approuver ou désapprouver ?
Un mot est particulièrement contestable dans les propos de T. Samoyault, l’adverbe toujours. Non, on n’a pas toujours censuré ; non, depuis plus de deux siècles on a rejeté la censure, on a défendu les droits d’auteur, on a établi des éditions critiques, on a voulu lire des textes exacts pour pouvoir exercer sur eux une lecture critique, lucide, documentée. D’une part le principe de la liberté d’expression, d’autre part l’historicisme ont opposé à l’effacement destructeur la volonté de tout connaître et de tout soumettre à un examen qui prenne en compte la diversité des cultures et des époques de production des textes. Le relativisme est proprement cette ouverture d’esprit vers le passé et vers l’ailleurs, qui nous fait prendre les réalités culturelles pour ce qu’elles sont, quitte à les critiquer, à mesurer notre distance par rapport à elles, à les déplorer. La lecture critique des textes existe au moins depuis que Lorenzo Valla a démontré l’imposture de la Donation de Constantin ; elle a progressé parmi mille obstacles à travers les siècles ; nous en avons plus que jamais besoin de nos jours, inondés que nous sommes par le storytelling des media, comme l’a justement montré Peter Brooks dans son livre le plus récent (Seduced by Story, The Use and Abuse of Narrative, NYRB, 2022).
Le sophisme est patent, et néanmoins pernicieux : on déploie d’abord une théorie de la traduction comme dévoiement inévitable, pour ensuite considérer comme légitime n’importe quelle falsification ; on théorise d’abord l’inexistence du texte exact et unique, à grands renforts de génétique, pour ensuite mettre sur le même plan la prise en compte des variantes et la modification délibérée de l’original ; on se gave de théories herméneutiques plus ou moins heideggériennes, pour ensuite recracher la doctrine selon laquelle toutes les interprétations se valent, comme tous les chats sont gris, la nuit. Cette grisaille est précisément ce qui nous opprime, et dans cette nuit nous nous refusons d’entrer.
La tartufferie consiste également dans la distinction entre la lecture savante et la lecture populaire. C’est comme si on disait : nous, les intellectuels parisiens, nous pouvons lire Gide en faisant la distinction entre le grand écrivain et le pédocriminel colonialiste, alors qu’eux, les Welches des banlieues, ne sauront pas le faire, les pauvres, c’est pourquoi il faut les mettre à l’abri des mauvaises influences. Croyez-vous encore, comme des milliers d’enseignants l’ont cru depuis l’alphabétisation de la France, qu’on peut transmettre à tous la culture de l’élite ? qu’on peut apprendre à tous à exercer leur lecture critique ? Quelle illusion, vous dit T. Samoyault, restez dans vos salons, ne faites pas d’efforts inutiles, le peuple pratique et pratiquera toujours la lecture naïve et soumise. On peut juste l’empêcher de s’exposer à de mauvaises influences, tout au plus lui suggérer de lire La Mare au diable, et encore…, il vaut mieux les limiter à Cendrillon. T. Samoyault reconnaît d’ailleurs ouvertement que la politique de la réécriture implique que l’on dissocie les lecteurs savants lisant les textes dans leur version première de la masse à qui on donne des textes édulcorés. Selon ses propres mots :
« Il y a quand même une grande différence entre cette littérature élitiste, pratiquée dans des milieux où on sait expliquer, et une littérature étudiée dans les écoles très largement… et on peut très bien envisager plusieurs éditions des textes, de la même manière qu’il y a plusieurs écritures des contes, plusieurs traductions d’un même texte… »
Une conception de la lecture se fait jour dans ces raisonnements. On se figure le lecteur, surtout lorsqu’il est jeune, comme un être passif, incapable de réagir, écrasé par les valeurs imposées par les œuvres, subjugué par la thèse morale ou politique de l’écrivain. Cela mériterait contestation sur plusieurs plans. D’abord, cette représentation de la lecture est caricaturale, elle exclut la possibilité de cerner ce qui nous déplaît, ce sur quoi nous ne sommes pas d’accord. Sur le plan idéologique, tout lecteur est capable d’approuver et de désapprouver. Des millions de lecteurs de Balzac ont lu ses romans sans devenir monarchistes.
Ensuite, sur le plan propre à la littérature et distinct de la pure et simple idéologie, les valeurs représentées dans une œuvre ne sont pas aussi univoques que le prétend Samoyault. La manière qu’a la littérature de « porter des valeurs » n’est pas celle d’un prêche ni d’un règlement d’internat militaire. L’ambivalence chère à Sigmund Freud n’est pas un vain concept, tous les lecteurs en font l’expérience intime, et toute la critique moderne a sondé les profondeurs de l’ambiguïté. Le sens d’une œuvre ne se réduit pas à sa thèse. Samoyault reproche aux œuvres du passé leur normativité, tout en revendiquant le droit à la normativité pour notre époque. Elle ne voit pas que la littérature, surtout la plus grande, est à la fois normative et transgressive, indissolublement.
Sur la réduction brutale de la lecture à une absorption passive d’impératifs catégoriques se greffe une conception de l’enseignement comme prolongement complice de la perfidie littéraire (« répercuter ces valeurs-là »). Le professeur se rend complice des horreurs promues par Balzac, dès lors qu’il « enseigne Balzac », expression douteuse (calque de l’anglais to teach Balzac ?), dans laquelle se concentre l’idée que nous ne sommes rien d’autre que les courroies de transmission d’une doxa despotique. Dans la réalité de nos salles de cours, nous n’« enseignons » pas Balzac, nous le faisons lire à des jeunes et nous l’étudions avec eux, nous mettons notre savoir au service de leurs lectures libres et personnelles, nous les entraînons à l’exercice de l’esprit critique par le relativisme historique, par la contextualisation, par les théories poétiques, linguistiques, stylistiques, narratologiques, par l’interaction de notre discipline avec la philosophie, l’histoire, les sciences, etc.
La solidarité entre l’enseignement d’une morale, d’une pensée politique, d’une langue et d’une rhétorique était de mise sous l’Ancien régime ; elle a été balayée dans l’enseignement moderne par les vagues successives de la sécularisation, de l’historicisme romantique, de la philologie positiviste, puis de la psychanalyse, du formalisme, du structuralisme, etc. Les nouveaux obscurantistes veulent que l’enseignement retrouve la cohérence perdue depuis deux siècles. S’ils l’emportent, l’université de l’avenir ressemblera au séminaire de Julien Sorel, et les étudiants y seront aussi heureux que lui.
J’ai revu récemment plusieurs films de l’un de mes réalisateurs préférés, Alejandro Amenábar – et parmi eux « Abre los ojos » (« Ouvre les yeux », 1997) qui est son second long métrage. A vrai dire, ce re-visionnage m’a un peu frustrée des émotions chaotiques et hormonales que j’avais ressenties en le découvrant à sa sortie. J’avais une vingtaine d’années et j’avais alors été submergée par l’enchâssement baroque du récit, son érotisme, sa dimension métaphysique.
J’ai renoué récemment avec Amenábar en regardant un film plus récent de 2019, « Mientre dure la guerra » (« Tant que durera la guerre »), faussement traduit en français par « Lettre à Franco ». Il s’agit d’un film magistral sur la montée du franquisme, vu et analysé à travers la figure complexe et tragique du grand écrivain Miguel de Unamuno.
Dans les interviews données à la presse, Amenábar, dont l’esprit de précision pèse chaque mot (sans doute est-il un bourreau de travail doublé d’un génie), indique que l’intention de ce film est née de ce qu’il voyait monter les extrémismes en Europe, d’une part. Il explique d’autre part que son désir était de sonder le passé de son propre pays: un passé proche, mais, dit-il, inconnu de sa génération (qui est à peu près la mienne), et de lui-même.
En gros, il dit (ce que je ressens aussi) que cette génération a grandi hors sol, dans un monde en cours de mondialisation et en train de se couper de son histoire: dans une sorte d’amnésie organisée par la mondialisation et la société de consommation. Et il raconte conséquemment avoir eu le désir de faire ce film pour « se réveiller » : un film qui travaille la figure complexe d’Unamuno et qui évite, précisément, tout effet de posture, tout simplisme du « réveil ». Le film s’ancre dans travail historique minutieux, qui – sans désir de reconstitution et en assumant la fiction – se double d’un artisanat d’art passant par la direction d’acteur, une réflexion sur le maquillage, la distribution, avec une précision et une subtilité qui libèrent la pensée d’ensemble, et les interprètes.
J’ai revu peu après « Abre los ojos ». Le film m’est apparu plus maladroit dans sa facture, malgré son intrigue passionnante et haletante. Sur le chemin artistique très exigeant d’Amenábar, j’ai alors compris qu’il était une étape propédeutique à « Tant que durera la guerre »: « Abre los ojos » raconte le sentiment de perte du réel de la génération d’Amenábar, qui se noue autour de son personnage principal : une sorte de Don Juan contemporain, perdu dans le stade esthétique. Ce personnage voudrait se réveiller (pour trouver l’amour, l’amitié, du sens à sa vie) et va même jusqu’à payer une entreprise pour se « réveiller ».
Evidemment, il n’y parvient nullement. Le personnage se perd de rêve en rêve, de cercles de fictions en cercles de fictions, pensant à chaque fois reprendre le contrôle, alors que chaque reprise de contrôle s’avère être une étape supplémentaire de sa déréalisation, de sa désubjectivisation.
Le sentiment de perte du réel est bien entendu l’enjeu central – jamais questionné – de ce que Philippe Forest appelle la « querelle du woke », ou querelle du réveil.
Qui est le plus éveillé dans un monde qui sort de ses gonds, pour paraphraser Shakespeare, et où le désir de reprise de contrôle s’expose au risque d’engendrer une strate supplémentaire de fantasme ? Qu’est-ce que cette polémique irréelle où les gens sont prêts à se conspuer et à se nier réciproquement non pas au nom d’idées, mais parce qu’ils s’estiment plus « éveillés » (ou réveillés) que leurs contradicteurs – qui ne serait plus un contradicteur, mais un « dormeur »… face à un « éveillé »?
L’enjeu de la conscience, de la désaliénation vaut sans doute mieux que ce jeu à somme nulle, qui ressemble à un mauvais rêve.
Un grand réalisateur comme Alejandro Amenábar a dessiné une piste de dépassement que tout le monde peut comprendre : elle passe par l’investigation honnête et sensible (artistique) de notre passé. Et non par son effacement. Comme cela, le défi semble simple. Parce qu’il nous semble relever du bon sens. Alors qu’il faut au contraire un immense courage, et beaucoup de force intérieure à un artiste, pour faire ce qui relève de l’humanité. Ce que nous percevons,, en tant que lecteur, spectateur, comme l’évidence de l’humanité, c’est ce qui réclame le plus de travail et de force de l’art. C’est rendre évident ce qui ne l’est pas.
Imaginez que vous assistiez à un colloque professionnel réunissant des artistes, des programmateurs, des administrateurs culturels et des spécialistes de la culture – un de ces hauts-lieux, chaperonnés par de hauts-fonctionnaires, où se préfigurent, d’en haut, les orientations du service public culturel de demain. Bref, vous voilà en hauteur, et vous vous attendez donc à ce que l’on défende les œuvres, les artistes, la liberté artistique, que des mots tels que « service public », « intérêt général » soient – peut-être – prononcés. Doux rêveur que vous êtes !
Dès l’ouverture, la réunion tourne au procès, procès des œuvres qui ne passent pas le bon message, procès de l’auditoire (insuffisamment « coloré ») qui ne corrige pas assez ses biais « autoreproductifs », et même procès de l’ « inconscient » raciste, sexiste et dominant du monde de l’art. La petite cérémonie masochiste était donc bien partie lorsque vint le tour de parole de Bérénice Hamidi. L’universitaire a décidé depuis peu de se présenter comme « sociologue », un peu comme on changerait de garde-robe ou de déco de salle de bains. Forte de sa tribune officielle, elle entend nous expliquer comment sauver la culture et le spectacle vivant, en opérant une « prise de pouvoir », pour « lutter contre la barbarie ». Barbarie qu’elle ne voit nullement du côté des ligues identitaires, qu’en 2019 elle a éloquemment soutenues contre Philippe Brunet (Les Suppliantes), Ariane Mnouchkine ou Robert Lepage (Kanata). Les propos de ces ligues, aux forts relents antisémites et racistes, n’entreraient pas dans la case « barbarie ».
Non. La barbarie, c’est « l’impensé réactionnaire » et le sexisme structurel – sexisme qui selon Hamidi serait aussi une autre forme de racisme. Et vicéversa, comme dit la chanson. Comme dit une autre chanson où, pour faire sortir biquette de son chou, on envoie chercher le chien, puis le loup, puis le chasseur, le feu, l’eau et enfin le Diable en personne, Hamidi entend remonter à l’Origine du Mal pour éradiquer… Eradiquer quoi, on ne sait plus très bien si c’est le sexisme, le racisme, l’impensé réactionnaire, la barbarie, disons donc : le Mal. Ou le Système. En réalité, n’importe quel mot pourrait faire l’affaire : chou, hibou, pou, joujou, truc, ça marche aussi.
Bref pour détruire le Mal, Hamidi propose une solution diabolique : en finir avec les notions d’œuvre, de création et de talent. Une solution radicale mais nécessaire comparable selon elle à l’imposition de l’écriture inclusive qui s’attaque elle aussi à la « forme officielle ». La Sociologue se lance alors dans une docte justification de la censure des lobbys identitaires, au nom de leur liberté d’expression. Car oui, la censure, c’est la liberté ! Et la création, c’est bien entendu l’oppression : elle s’appuie sur la nouvelle notion de droits culturels pour opposer liberté d’expression à liberté de création, et puis « la liberté de création ça ne veut rien dire, ça ne concerne qu’une catégorie de la population ». Allez hop biquette, dans les choux, la liberté de création.
Autre notion à abattre : l’altérité. Vous pensiez à tort détenir, dans le monde inclusif, un droit à la différence. Erreur de sociologue débutant. L’altérité est un autre mot qui dérange selon Hamidi. Tout doit être nivelé, formaté, calibré pour faire partie du brave new world pacifié. Dernier mot à abattre, qui ne surprendra pas grand monde : l’universel car « le nous, c’est celui des hommes cis blancs, c’est un nous qui prétend parler au nom de l’universel, mais sous condition ». Nous y voilà.
Pour faire sortir biquette de son chou, et le racisme-sexisme-Mal du monde de l’art, il faut s’attaquer à l’univers. Pardon à l’universel. Voilà les raisonnements très mécaniques qui conduisent désormais certains Bienfaiteurs à défendre la censure au nom de la démocratie. Le talent, les œuvres, l’universel, l’altérité, c’est tellement surfait… Pour Madame Hamidi, afin que les femmes aient accès à la culture, il faut éradiquer le talent – une dangereuse construction sociale, et l’art. Merci madame la Sociologue pour votre aide à la cause féministe!
Colloque du SYNDEAC « Des inégalités spectaculaires », 23 janvier 2022, Paris
Olivier Faure, qui dit quand même de plus en plus souvent des bêtises même si son élection face à Mayer Rossignol reste une bénédiction, a récemment tweeté que la « méritocratie serait un mythe ».
Il donne ainsi du crédit à une sorte de rumeur intellectuelle paresseuse et populiste, qui court depuis le best seller américain « The meritocraty trap », de Daniel Marcovits, qui a été un peu trop vite récupéré par la presse rouge-brun française, et qui a joué sur une syllepse volontaire: car la méritocratie anglo-saxone, protestante, exclut tout contexte de service public. Elle repose sur l’ancienne croyance luthérienne que les gagnants, gagnants sociaux, gagnants économiques, mériteraient « transcendalement » (de droit divin, pour simplifier) de gagner, et que leur « gagne » serait le reflet du meilleur des mondes possibles – ce que les Lumières françaises (uniquement les Lumières françaises) remettront en question.
Cet espèce de transcendantalisme du mérite s’inverse (et donc se perpétue) dans la discrimination positive, qui n’en est que l’inversion pénitente.
La méritocratie française se fonde à partir d’un cadre moins immédiat, moins transcendant, mais plus politique et complexe, qui n’a rien à voir avec le sens anglo-saxon de méritocratie : elle acte des inégalités de départ (sociales, sexuelles, géographiques) et n’entend pas les réparer intégralement, encore moins aboutir à une inversion-carnavalisation. Elle part du du principe d’intérêt général fondateur du service public qui est une sorte de « minimum syndical » dû à tout citoyen.
Autrement dit, malgré les inégalités de départ, chacun doit recevoir un bagage essentiel de départ, ce bagage minimum censé être, en qualité, égal pour tous au départ, doit constituer l’essentiel des acquis non pas pour constituer un homme libre, mais pour rendre possible à chaque individu l’acquisition d’une liberté de penser, d’agir, de créer et d’aimer: laïcité, humanisme, universalisme, liberté, égalité, fraternité.
Cette méritocratie, non transcendantale mais politique, non intégrale mais potentialisante, consiste ainsi à reconnaître le mérite d’individus qui à partir de ce minimum donné parviennent à l’émancipation. Elle mesure donc l’amplitude d’un effort fourni et n’est donc sensible ni à la race, ni au sexe , ni à l’origine spécifiquement, mais à une amplitude, forcément différente pour chacun.
Ce qui présuppose plusieurs choses (avec des problèmes inhérents):
– que les fondamentaux soient égaux pour tous et fermement établis: et qu’il ne se fasse pas de différence à ce niveau, sans quoi on retombe dans le modèle transcendantaliste de l’élection et de la « stochocratie » (démocratie du hasard).
– que la prise en compte des difficultés liées aux discriminations ethniques, sexuelles, géographiques vienne après ce fondamental que l’Etat est censé garantir : ce qui signifie que l’Etat doit le garantir, oui, mais aussi que les citoyens acceptent cette garantie.
– que le système d’évaluation méritocratique non-transcendantal est une forme immanente d’auto-validation d’une communauté politique (autonomie vs hétéronomie), ce qui invalide toute « discrimination positive ». Car la discrimination positive est une reconnaissance des défaillances voire de l’invalidité d’un système politique, ce qui tend forcément vers le transcendantalisme religieux : rétablissement du vrai et du juste, mais sans définition de ce vrai et de ce juste par le système lui-même, qui s’autoqualifie d’injuste et d’invalide.
– que l’évaluation, dans des démocraties de droit public comme la France (nous sommes très peu au monde) soit extrêmement rigoureuse du point de vue de l’évaluation des parcours méritocratiques, et garantissent une très grande probité dans l’attribution des postes en fonction des mérites. C’est un des immenses problèmes: par exemple, à l’université, l’évaluation des mérites est bien plus honnête à l’étranger qu’en France, où justement, elle devrait être exemplaire et supérieure aux autres pays, du fait de son régime de droit public.
Quand on est dans un pays de droit public (non transcendantaliste du point de vue du mérite, donc) mais qui ne parvient plus à distinguer ses « méritants », alors même que c’est précisément sa colonne vertébrale sociale et politique, c’est la porte ouverte pour le populisme: c’est une des raisons de la haine des élites en France – et conséquemment de la montée des extrêmes.
Ceux qui pensaient encore vivre dans un pays où les distinctions de race seraient anticonstitutionnelles vont déchanter.
Lundi 23 janvier se tenait à Paris un colloque professionnel organisé par le SYNDEAC : cet important syndicat, créé en 1971, fédère et représente la majorité des établissements publics du secteur subventionné du spectacle vivant.
S’agissant d’une institution historique de premier plan, les tables rondes furent introduites par Constance Rivière, énarque à la tête du Musée de l’histoire de l’immigration, coautrice avec Pap Ndiaye du Rapport sur la diversité à l’opéra (2021).
Dès le départ, madame Rivière propose de rayer le mot « égalité » (ringard) au profit de celui de « diversité », précisant qu’elle entend surtout par-là « diversité des origines », et préconise des « lignes de conduite » pour « s’interroger, même si c’est extrêmement blessant, sur nos biais reproductifs. »
Pour Rivière, entérinant la théorie du racisme d’Etat, le service public culturel « discrimine tous les jours à l’insu de son plein gré », « comme nous faisons de la prose ».
La solution passerait selon elle par l’éradication de certains obstacles, nommés:
Le premier serait l’Histoire, qui « repose sur un sentiment de supériorité du théâtre occidental ».
Mais aussi « le blackface et le yellowface car comme on l’a défendu dans notre rapport avec Pap Ndiaye, on ne peut pas assimiler une couleur de peau à un déguisement : il faut qu’on aille vers une forme de vraisemblance pour régler ce problème ».
Le réalisme, non pas socialiste mais racialiste, constituerait donc une solution…
Rivière va conclure sur la nécessité du comptage qui doit avoir lieu de partout, dans les équipes artistiques, mais aussi les administrations, et même le mécénat, afin de cesser de considérer que le « blanc, c’est le neutre » : au final, selon elle, « l’interdiction des statistiques ethniques en France semble très dépassée ».
Compte-rendu du cercle de réflexion et de travail « Culture & universalisme ». Nota:
Les propos rapportés sont verbatim.
Tous les propos ne sont pas rapportés, mais ceux qui le sont n’ont pas été contestés (sauf si cela est mentionné).
Ce compte-rendu n’est pas analytique : il se veut factuel. Nous ne commentons pas.
Nous ne retranscrivons presque pas de questions du public présent tout simplement car il n’y a quasiment eu aucun temps pour le débat et les questions.
Remarque : il n’y avait pas ou très peu de « diversité » (au sens restrictif des intervenants) dans l’auditoire. Plusieurs intervenants l’on relevé.
Ce verbatim est fidèle au déroulement et à l’esprit des échanges qui se sont tenus.
Membres de C&U présents de 15h à 19h: I. Barbéris, A. Flammer, B. Picon-Vallin.
Nicolas Dubourg, président du SYNDEAC introduit la séance.
Il fait état de « discriminations multifactorielles » qui « s’agrègent » dans le spectacle vivant et qui « ne concernent pas que les femmes mais aussi par exemple les racisés ». Il présente le panel d’intervenants : « 12 femmes et 3 hommes en ce qui concerne la parité », et « 3 personnes pouvant être perçues comme non-blanches », ce dont il est désolé (« ce n’est pas faute d’y avoir travaillé ») : « je ne dis pas que nous avons des excuses à présenter mais nous voyons que le sujet lui-même va avoir du mal à atteindre ses objectifs ».
« Le Syndeac a déjà organisé des formations sur les VSS pour agréger des personnes ».
Constance Rivière, co-rédactrice du rapport sur la diversité à l’Opéra, directrice du Musée de l’immigration à la Porte Dorée.
« Il faut commencer par poser des chiffres et des lignes de conduites », fait référence au rapport sur la diversité à l’Opéra. Annonce qu’elle va particulièrement parler de la question de la diversité des origines, « car c’est là qu’on est le plus en retard ».
Propose de « passer du terme égalité au terme diversité » car « selon les sociologues, le terme égalité ne suffirait pas à appréhender l’ inégalité liée aux origines ; or, la diversité renvoie à la discrimination liée à l’origine ».
Le spectacle vivant doit « lutter contre tous les biais discriminatoires » et il y a « « 25 critères de discrimination dans le droit : sur l’origine, sur l’apparence physique, la chevelure peut être discriminante, le lieu de résidence peut être discriminant ».
La discrimination peut être directe, mais aussi indirecte, elle peut se faire par l’établissement de règles en apparence neutres : par exemple une règle qui défavorise le temps partiel est discriminant pour les femmes. »
« Les discriminations, c’est un continuum, qui s’inscrivent dans un ensemble de préjugés et de stéréotypes ».
« On n’est pas sur des actes sans conséquences pour la vie des personnes concernées et il n’y a aucun recours pour les personnes discriminés ». « Seulement 3% des personnes ayant ressenti une discrimination font un recours ».
Constance Rivière renvoie aux enquêtes TeO (Trajectoires et origines) comme étant les grandes références, le cadre.
« La discrimination est naturelle dans le spectacle vivant : il faut s’interroger même si c’est extrêmement blessant sur nos mécanismes reproductifs. »
« Nous discriminons tous les jours à l’insu de notre plein gré comme nous faisons de la prose : la tendance est de recruter quelqu’un qui nous ressemble. Il faut nous pousser à aller chercher de l’autre, sinon le monde se reproduit. Mettre en place des outils pour faire bouger les choses ».
Deux obstacles selon elle :
« L’histoire : on ne peut pas mettre de côté le fait que nos pratiques renvoient à un sentiment de supériorité du théâtre occidental, je ne fais pas un reproche au répertoire, mais il y a un sentiment de supériorité ».
« Le blackface et le yellowface : comme on l’a défendu dans notre rapport avec Pap Ndiaye, on ne peut pas assimiler une couleur de peau à un déguisement : il faut qu’on aille vers une forme de vraisemblance pour régler ce problème. »
« Quels types de réponses ? » demande Constance Rivière
1/ « la nécessité de mesurer » à même quand on est très engagé, il faut mesurer. L’interdiction des statistiques ethniques en France est très dépassée »
« La seule question c’est de savoir l’échelle à laquelle on le fait : à l’unité près, c’est très compliqué, il faut le faire au niveau général »
2/ « Y penser toujours et vouloir le faire : ce n’est pas une étape si facile, je crois beaucoup au rôle de l’écosystème en général et ça doit être partout dans les équipes, dans les conseils d’administration, dans le mécénat… »
3/ « être proactif »
Constance Rivière pose ensuite des questions à l’auditoire :
1/ « Est-ce qu’ intégrer ainsi la diversité reviendrait à contraindre la liberté de création, l’excellence, à l’universalité, est-ce que ce ne sont pas des idées reçues ? »
2/ « Est-ce que le blanc c’est le neutre ? »
3/ « Les statistiques sont interdites, donc on n’y arrivera jamais ? »
Première table-ronde animée par Aline César, avec Elise Vigier, Chloé Moglia, Sylvie Chalaye
Aline César fait état de la « sous-représentation des minorités de genre, des artistes non-blancs, des femmes ». « Nous allons tous parler d’un point de vue situé, mais aussi parler d’un point de vue concerné ».
Sylvie Chalaye est interrogée sur les « racisés » et leur présence : Sylvie Chalaye note que parmi l’assemblée, la diversité n’est pas pas présente dans la salle.
Parole à Elise Vigier : « il faut quand même des quotas mais » (références à son travail).
Question d’Aline César à Chloé Moglia : « est ce que votre travail relève d’un female gaze ? ». Moglia incite à s’ouvrir, à lire autant Proust « même si c’est un homme blanc que Françoise Vergès ». Parle de son approche artistique de la diversité et du rapport à l’autre.
Question dans le public en contradiction avec le panel : « n’y a-t-il pas un risque de dénier à l’autre une prétention à l’universel ? » Sylvie Chalaye, et les autres participants de la table ronde, entièrement d’accord avec cette remarque; remercie l’auditeur qui a pris la parole.
Agnès Saal : incite à des « pressions envers l’Etat » pour améliorer la situation.
Deuxième table ronde animée par Anne Monfort avec Bérénice Hamidi (professeur en études théâtrales sociologue du spectacle », Gaëlle Bourges (chorégraphe), Maïté Rivière (directrice du Quartz)
Hamidi : « Le talent fait écran aux discriminations. Le sexisme est aussi, et il faut le dire, un racisme. »
Gaelle Bourges est d’accord: « On nous renvoie trop au talent. » « Il faut se rééduquer, cette histoire de talent est obsolète ».
Anne Monfort interroge les intervenantes de la table-ronde sur « leurs inquiétude sur des injonctions qui seraient en train d’aller trop loin ».
Maitié Rivière : « il y aurait des formes acceptables, d’autres moins », cite Fraternité de Caroline G. Nguyen, spectacle qu’elle a trouvé contrairement à d’autres critiques formidable : « il faut questionner nos biais de programmation et pas uniquement les formes ». « Je baigne dans un environnement patriarcal et je peux avoir des biais ». Explique sa démarche inclusive et participative au Quartz.
Hamidi : « on nous dit que le politiquement correct viendrait brider l’imaginaire, mais non, ça vient les libérer. Il faut s’ouvrir à de nouveaux scénarios : questionner l’impensé réactionnaire de ces arguments. » Elle cite une critique « réactionnaire » de Télérama (pas nommée, imprécis). « La question de l’écriture inclusive s’attaque aussi aux formes car la question de la grammaire c’est vraiment la question de la forme officielle; la question du blackface c’est vraiment une question esthétique, de forme. Quelle est la place- forte que l’on entend garder dans une période de crise ? » Elle évoque l’affaire des Suppliantes et de Kanata pour défendre les attaques : « ce n’est pas de la censure, la censure vient seulement de l’Etat. Et il faut arrêter avec le mot diversité, d’ailleurs notre assemblée n’est pas si diverse que cela, il faut aussi arrêter avec la catégorie d’altérité, pour inclure. Ceux qui attaquaient Les Suppliantes et bien ils exprimaient justement l’état de droit et la liberté d’expression! Le nous, c’est celui des hommes cis blancs, c’est un nous qui prétend parler au nom de l’universalisme, mais sous condition. La liberté de création ça ne veut rien dire, ça ne concerne qu’une catégorie de la population. D’ailleurs la loi de 2016 évoque aussi les droits culturels qui justement décentrent tout ça et parlent de l’expérience esthétique, et pas des œuvres. »
M. Rivière : « Il ne faut jamais lâcher le comptage »
Gaëlle Bourges : « Si le public ne vient pas, c’est que le public n’est pas assez préparé ».
Hamidi : « Il faut cesser de produire des discriminations avec de l’argent public. » Appel à « lutter contre la barbarie » et à s’emparer du pouvoir.
Nicolas Dubourg prend la parole en contestation des propos de Bérénice Hamidi pour rappeler que la liberté de création et la liberté d’expression sont deux plans distincts, et que la mission du SYNDEAC reste de défendre la création. Bérénice Hamidi défend son point de vue en arguant du fait que les représentations artistiques incitent à une reproduction dans la vraie vie et qu’il faut « les interroger ». Elle n’est pas d’accord avec Nicolas Dubourg, selon elle la notion de liberté de création est relative, car elle est partie d’Exhibit B et de ce qu’elle appelle « l’affaire des caricatures » (l’attentat contre Charlie Hebdo ?).
Troisième table-ronde animée par Edouard Chapot, avec Gabriel Segré (sociologue), Valérie Suner (directrice du Théâtre de la Poudrerie) et Marine Bachelot-Nguyen (autrice et metteuse en scène »
Gabriel Segré résume ses enquêtes qui montrent un manque d’accessibilité du théâtre public pour les classes moyennes et populaires.
Valérie Suner décrit ses expériences participatives à Sevran.
Marine Bachelot Nguyen : Parle de ses projets artistiques. « Il y a d’abord l’enjeu démographique, dans l’enquête TeO on voit qu’il y a 30% de la population qui est non-blanche » (ndr : l’enquête parle de 30% de la population issue de l’immigration à deux générations). « Pour cela nous avons besoin des injonctions de l’Etat. On a besoin de chiffres sur la question de la diversité ethnoraciale, ça a déjà été validé. » Elle cite en exemple son « travail politique et ses spectacles qui interrogent avec complexité la laïcité, l’universalisme, le voile, l’islamophobie ».
Conclusion de George Pau-Langevin :
« L’accès à la culture doit être garanti à tous les habitants notamment ceux qui sont absents notamment du théâtre et de l’opéra, ça nous concerne tous. J’ai bien entendu la personne qui n’est pas d’accord avec le terme ‘diversité’, mais nous avons une grande difficulté à aborder les sujets qui fâchent, à nommer les sujets qui fâchent, notamment ce qui concerne la discrimination ethnoraciale dans la culture. Et je pense qu’avec le mot ‘diversité’, on comprend bien de quoi on parle. Moi par exemple on disait que j’étais une « députée issue de l’immigration », mais je ne suis pas issue de l’immigration… Le mot « diversité » nous aide bien, et je suis d’accord avec toutes les constatations que vous faites. Je regrette q’Agnès Saal soit partie, car j’avais des exemples ».
« Pensons à l’exemple du Metropolitan opera, quand on regarde la programmation il y a des gens de toutes les couleurs et personne le prend mal, et c’est très bien pour les personnes ‘racisés’ – je me mets au goût du jour actuel ».
« On peut arriver à travers cela à l’universel », « trop souvent les gens qui viennent de la périphérie, on considère que le public ne peut pas comprendre. Un petit groupe n’a pas l’exclusivité de l’humanité, et à partir du moment où on y croit, on peut progresser. »
La polémique autour de la (sublime) statue d’Ousmane Sow de Victor Hugo est l’une des dernières abominations de l’extrême-droite, qui démontre qu’elle est tout aussi capable que le CRAN, le BAN de faire des procès identitaires usurpés en « blackface ».
Car l’objet de la comdamnation par l’extrême-droite, relayée sans aucun argument autre que projectif, par l’Observatoire du décolonialisme (ou plutôt par son chef inconsistant), c’est bien d’avoir fait un « blackface » de Victor Hugo.
Ce faisant, l’extrême-droite avoue son tropisme complotiste: car en réalité, personne n’a voulu « noircir » Hugo. Il y a juste une vision d’artiste, une création, celle de l’immense sculpteur Ousmane Sow – à la fois très universaliste, et très matiériste. Il y a juste un hommage plastique à l’anti-esclavagisme d’Hugo, depuis Bug Jargal son premier roman.
Il y a juste un protocole de restauration parfaitement encadré et respectueux de l’oeuvre originale, indépendant de toute pression politique.
Nous avons vu se déployer une critique d’extrême-droite complotiste et malveillante, qui n’a rien à envier à ceux qui reprochaient à Brunet ou Mnouchkine de faire du « blackface » et d’user de leur « pouvoir » et de leurs « relations ».
Un bon exemple de fausse polémique identitaire, vouée au complotisme, et ignorante du fonctionnement de la Culture. Capitaliser sur les passions tristes est toujours gagnant pour ces petits entrepreneurs incultes.
Si l’extrême-droite et l’Observatoire du décolonialisme sont « hugolâtres » à ce point, ils auraient pu se manifester quand Eric Zemmour passait son temps sur Cnews à tenter de rabaisser Victor Hugo. Mais c’est demander l’impossible à des gens qui n’ont jamais voulu condamner officiellement Zemmour… Et qui prétendent aujourd’hui défendre Hugo?
Les nains détestent toujours les géants. Quand ils font mine de les défendre, en fait ils essaient de les rabaisser à leur niveau.
Culture & universalisme s’est associé à la pétition réunissant une quarantaine de militants des droits humains, et qui demandait la cessation sans condition des cérémonies d’hommage annuelles à l’ayatollah Khomeiny.
Cette demande a été entendue grâce au travail sans relâche des militants.
Culture & universalisme salue tout particulièrement, avec fraternité et admiration, le travail intense, juste et déterminé, mené à bien par Iris Farkhondeh, Annie Sugier, et tous les militants qui se sont mobilisés pour parvenir à ce résultat.